Ferjani Bel Haj Ammar
Le mois de janvier a vu à un an d’intervalle la naissance de l’UGTT (16 janvier 1946) et de l’UTICA (17 janvier 1947). Le fait que la naissance de la centrale patronale ait eu lieu le lendemain de la célébration du premier anniversaire de l’UGTT n’est pas fortuit : Farhat Hached y a joué un rôle essentiel avec un autre chef historique du mouvement ouvrier tunisien Belgacem Gnaoui, devenu plus tard membre du Bureau exécutif de l’UTICA. A cela, il y avait deux raisons essentielles: D’abord , la répression coloniale ne pouvait que favoriser l’union sacrée entre toutes les couches de la population. Ensuite, les conditions sociales des ouvriers et de la majorité des patrons étaient pratiquement identiques : entre un portefaix adhérent de l’UGTT et un poissonnier adhérent de l’UTICA, la différence était de degré et non de nature.
Ce sera donc Farhat Hached qui présidera le congrès constitutif de ce qui s’appelait alors l’UTAC (Union Tunisienne des Artisans et Commerçants). Mais la cheville ouvrière de la nouvelle organisation était un jeune militant destourien d’une trentaine d’années (il est né en 1916), propriétaire d’un petit café situé du côté de la rue des teinturiers: Ferjani Bel Haj Ammar.
Un ancien compagnon de route du parti communiste à la tête d’une organisation patronale : Un grand écart qui étonne jusqu’à aujourd’hui nombre des anciens compagnons de si Ferjani. Ecoutons la réponse de l’intéressé à un jeune journaliste venu l’interviewer dans les années soixante-dix: «Il faut se placer dans le contexte de l’époque. Dans les années trente, j’avais la vingtaine, le parti communiste tenait le haut du pavé. Je m’éveillais à peine à la conscience politique. Pour un jeune d’extraction sociale modeste, des termes comme égalité, fraternité, justice sociale rendaient un son auquel il ne pouvait pas rester insensible. Je me rappelle qu’un jour, un vieux militant communiste juif tunisien, un certain Baranès me prit par la main et me dit: «Vous voyez, le communisme c’est ça : C’est lorsqu’un musulman et un juif se tiennent par la main comme deux frères.
Imaginez l’effet que de tels propos pouvaient avoir sur un jeune, révolté par les manifestations de racisme et de mépris contre les Arabes dont il était témoin tous les jours. Bien qu’ayant été très impressionné par l’engagement des communistes, leur militantisme et leur attachement à leur idéaux, j’ai fini au bout de quelques mois par rejoindre le parti (le Néo Destour). Ne disait-on pas à l’époque qu’un jeune qui avait vingt ans ne pouvait être que communiste s’il avait un cœur et s’il le restait à trente ans c’est qu’il n’avait pas de raison »
Une explication limpide qui fait justice de tout ce qui a été dit sur «les sympathies procommunistes» de Ferjani Bel Haj Ammar.
L’UTAC n’était pas une création ex nihilo, mais l’aboutissement d’un long processus qui avait commencé dès la fin des années 20 du siècle dernier, lorsque les artisans et les commerçants ressentirent le besoin de se regrouper pour défendre leurs intérêts menacés par la crise de 1929 et le déferlement des produits étrangers sur le territoire national. Mais, ce qu’on appelait alors les prépondérants, c'est-à-dire les membres françaisdu Grand Conseil, les grands propriétaires terriens français et les représentants des grands groupes industriels français s’y opposèrent. En 1934, un grand nombre de commerçants et d’artisans adhérèrent au Néo Destour, séduits par le projet dont il était porteur. Quatre années plus tard, le parti était dissous à la suite des évènements du 9 avril 1938. Il a fallu attendre mars 1945 pour qu’une Fédération des artisans et des petits métiers soit créée au sein du parti…communiste tunisien. Vivement encouragés par les dirigeants nationalistes, Ferjani Bel Haj Ammar et ses amis y adhérèrent en masse dans un but précis : provoquer une scission et créer une organisation autonome une année plus tard.
C’est pendant cette période que le futur patron de l’UTICA donnera la pleine mesure de ses talents d’organisateur et de fin manœuvrier alternant tantôt le bâton(les grèves), tantôt la carotte (jouer la carte de la légalité) pour aboutir finalement au congrès des 16 et 17 janvier 1947. La nouvelle organisation jouera un rôle de premier plan lors de la lutte de libération nationale, ensuite pendant la phase de construction du pays. Pendant cette période, Ferjani Bel Haj Ammar s’est contenté du poste de Secrétaire général confiant la présidence d’abord au regretté Mohamed Chammam ensuite au regretté Mohamed Ben Abdelkader, deux notables tunisois. Ce qui cadre bien avec le personnage qui a toujours cherché à éviter les feux de la rampe. Dans les années 60, fidèle parmi les fidèles, il préféra, néanmoins, en bon militant destourien se retirer de la vie politique dans pour marquer son opposition à une politique qui menait le pays à la banqueroute. Après l’échec de la collectivisation, il reprit sa place à la tête de l’organisation. Secondé par son ami de quarante ans, Si Habib Majoul, il donnera une nouvelle impulsion à l’UTICA devenue, enfin le partenaire incontournable du Gouvernement.
A son actif, également, le maintien de l’unité de l’organisation. Dans les années 80, la montée de l’intégrisme la maladie du leader Habib Bourguiba et la crise économique résultat d’une conjoncture internationale difficile et d’une politique économique nationale désastreuse ont accéléré la chute d’un régime qui n’en finissait pas de finir. C’est le changement du 7 novembre conduit par le président Zine El Abidine Ben Ali. Une nouvelle génération s’installe aux commandes de l’Etat. Si Ferjani prend part en juillet 1988 au Congrès du PSD qui deviendra Rassemblement Constitutionnel Démocratique. Rassuré sur l'avenir de la Tunisie, ce sera sa dernière apparition publique.
Quelques jours plus tard, il remet le flambeau à celui qu’il appellait affectueusement "mon fils": Hédi Djilani , qui le lui rendait bien, l’entourant de tous les égards après son départ. En un demi siècle, l’UTICA n’aura connu que deux présidents, une stabilité remarquable et un exemple unique qui sont aussi la clé de son succès. Le regretté Ferjani Bel Haj Ammar n’y a pas peu contribué. Tous ceux qui l’ont connu ou travaillé à ses côtés garderont de lui le souvenir d’un grand patriote doublé d’un homme intègre, d’un commerce agréable, affable, bienveillant autant de qualités qu’on appelle l’urbanité .
B. A.