Paradoxe africain et motifs d'espoir
L’Afrique est un continent potentiellement riche, riche en ressources naturelles et humaines, riche de sa grande diversité géographique, sociale et culturelle, riche enfin de sa longue histoire, depuis qu’apparurent sur ses vastes territoires les premiers humains, comme l’attestent de nombreuses découvertes archéologiques et paléontologiques.
Ce continent renferme en effet, et la liste serait loin d’être exhaustive, le tiers du potentiel hydroélectrique de la planète, eu égard aux immenses capacités hydriques des grands fleuves qui le traversent, dont la longueur cumulée avoisine les 20000 km. Il renferme également de 75 à 40% des réserves mondiales de nombreux métaux et minerais d’importance stratégique, tels que : diamant et platine, or, germanium, phosphates, manganèse, chrome, uranium, fer, charbon, etc., de même que 11% des réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel.
Par ailleurs, sa population d’environ 800 millions d’individus, dont 45% de moins de 15 ans, contre 30% pour le reste du monde , est une population essentiellement jeune. Son pourcentage parmi la population mondiale, aujourd’hui de 14%, atteindra selon toute vraisemblance, 16% en 2025. Elle sera alors d’environ 1.3 milliard d’individus.
L’Afrique constitue également un creuset où se sont mélangées et mutuellement enrichies ,des cultures variées, méditerranéennes, négro-africaines, berbère, arabo-musulmane, etc. Ce qui n’a pas manqué d’inspirer de multiples Ecoles artistiques modernes, parmi les plus brillantes et les plus originales.
Mais ce continent est en même temps, hélas, celui où s’enregistrent régulièrement les plus médiocres résultats, en termes de développement économique et humain, comme l’illustre le dernier rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), relatif au développement humain, à l’échelle mondiale, pour l’année 2002.
C’est ainsi que, sur l’ensemble des pays concernés par ce rapport et classées selon la valeur chiffrée de leurs IDH (Indicateur de Développement Humain) respectifs, le premier pays africain n’arrive qu’en 64ème position, quatre pays africains seulement sont classés parmi les cent premiers et que sur les 36 pays les moins lotis, classés sous la rubrique « pays à faible développement humain », 30 sont africains, dont les 27 derniers !
Cette réalité douloureuse est plus explicitement traduite, entre autres, par les données qui suivent :
- Alors que l’espérance de vie à la naissance est, en moyenne, de 66 ans en Asie et de 75 ans dans les pays industrialisés, elle ne serait que de 53 ans en Afrique et peut même n’être que de 44 ans dans certaines régions du continent, comme au Sahel par exemple.
- Le PIB africain (PIB des pays africains réunis) ne représente qu’environ 1,8% du PIB mondial et serait à peine équivalent à celui d’un seul pays européen ,comme l’Espagne.
- Pas moins de 240 millions d’africains vivent en deçà du seuil de pauvreté, avec un revenu inférieur à un dollar par jour.
- Le nombre de livres publiés en Afrique, où l’analphabétisation serait de l’ordre de 50%, avec des pointes pouvant dépasser les 80% dans certains pays du continent, est de 20 titres par million d’habitants, contre 70 en Asie et 800 titres en Europe.
- Le nombre de lignes téléphoniques dans toute l’Afrique ne dépasse guère le nombre de lignes téléphonique dans une grande capitale occidentale.
- Le nombre d’internautes dans toute l’Afrique, en 2002, serait de l’ordre de 7.4 millions, ,de moitié moindre que le nombre d’internautes dans un seul pays européen, comme l’Italie.
Et, il est possible de multiplier de telles données, qui prouvent à quel point le gap séparant les pays africains du reste des pays du monde est grand, dans pratiquement tous les domaines.
Cette situation préoccupante est rendue encore plus grave par la multiplication des foyers de tension sur le continent, se traduisant souvent par des guerres fratricides, de même que par la prolifération de certaines pandémies redoutables, comme le sida, qui a déjà tué pas moins de 12 million de personnes en Afrique, et de maladies fortement invalidantes qui sévissent toujours dans différentes régions du continent, surtout au sud du sahara.
Si bien qu’il est possible de parler d’un véritable paradoxe africain, qui se résume en un continent potentiellement riche, dont une majorité des habitants vit une réalité, au quotidien, particulièrement dramatique.
Il serait long d’énumérer ici les multiples causes de ce paradoxe. Celui-ci ayant déjà fait l’objet, du reste, de plusieurs études, généralement de grande qualité, et ses différents aspects ne cessent d’alimenter de nombreux articles de presse, de même que des documentaires et des débats dans différents médias.
Il convient néanmoins de souligner que l’argument qui consiste à imputer à d’ « autres » , souvent à des puissances étrangères explicitement désignées ou occultes, économiques et politiques, une part importante de responsabilité dans la dégradation de la situation en Afrique, est un argument de facilité, voire même porteur de grands risques. Il incite en effet à la résignation et au fatalisme.
Non ! même si cet argument est loin d’être dénué de tout fondement, tellement sont grandes les convoitises qu’attise un potentiel de richesses naturelles considérables et bon marché, et tellement nombreuses effectivement les « puissances » dont le principal objectif serait d’amasser toujours davantage de profits, et d’asseoir leur domination, la principale responsabilités incombe, d’abord, aux africains eux-mêmes, dans leur majorité.
Avoir le courage de le reconnaître, de regarder la réalité en face et, surtout d’en débattre serait sans doute d’un grand apport dans la recherche du bon chemin vers un meilleur être collectif, car comme le dit l’adage bien connu, un problème bien posé est un problème à moitié résolu.
Certes, certains pays, parmi les 53 que compte le continent, ont réussi à réaliser des progrès indéniables et offrent à leurs populations respectives des conditions de vie plutôt convenables.
Certes, une grande disparité existe entre les différentes sous –régions du continent , et à l’intérieur d’une même sous-région, entre les pays qui la composent.
Néanmoins, il convient de reconnaître aussi que l’Afrique, dans son ensemble, n’a pas réussi à entreprendre, à temps, les réformes structurelles qu’exigeait un monde en mutations rapides. Elle n’a pas réussi non plus, jusqu’ici, à saisir les immenses opportunités qu’offrent et son potentiel naturel et humain et la révolution du savoir que vit le monde contemporain. On continue en effet, presque partout, à gérer la réalité complexe du 21èmme siècle avec des mentalités et des pratiques d’une époque révolue.
C’est ainsi qu’une large majorité de la population africaine continue à s’appauvrir, que la communication, au sens large du terme, entre deux pays du continent, exige encore et la plupart du temps de transiter par un pays tiers, en dehors du continent,. C’est surtout ainsi que, faute de perspectives mobilisatrices, le seul rêve de la jeunesse africaine, pourtant pleine d’énergies créatives, se réduit presque au désir d ‘émigrer, principalement en Europe et en Amérique, généralement au péril de sa vie.
Que faire alors ?
La morosité mondiale actuelle et le climat de tension et de suspicion qui prévaut, à l’échelle internationale, doublés de la difficulté grandissante de mobiliser de nouveau les africains, après leurs multiples déceptions passées, invitent plutôt à l’humilité et à reconnaître que la solution est loin d’être facile.
Il est cependant permis d’apercevoir quelques motifs d’espoir, à travers un certain nombre de constats.
- Il y a d’abord la prise de conscience des africains quant aux possibilités de sursaut que permettent les potentialités naturelles et humaines de leur continent, et ceux-ci en revendiquent de plus en plus, une judicieuse exploitation.
- Il y a ensuite la multiplicité des initiatives qui visent à permettre à l’Afrique de rattraper son retard et prendre une part active dans la marche du monde. Il est possible de citer à cet égard et à titre d’exemples, la transformation de l’ancienne organisation de l’unité africaine(OUA) en union africaine, qui est loin d’être de pure forme, cette dernière étant dotée d’organes opérationnels de suivi, de coordination et d’exécution. Il y a aussi l’initiative NEPAD (New Partnership for Africa’s development), appuyée par le groupe G8, des pays les plus industrialisés, qui porte sur un certain nombre de grands projets, dans différents domaines prioritaires, de nature à aider au développement de l’Afrique.
- Il y a également la prise de conscience, de la part des grands pays industrialisés, quant à l’importance stratégique d’une Afrique pacifiée, délestée de ses pesanteurs, réconciliée avec elle-même, équipée de véritables infrastructures de développement fiables et respectée dans sa diversité culturelle. Elle constituera en effet, demain, un marché extrêmement porteur, avec plus d’un milliard de consommateurs potentiels. Elle constituera surtout un réel et important facteur de stabilité, dans un monde de plus en plus hanté par la violence et l’insécurité.
Mais il est temps de passer des bonnes intentions, à la mise en application effective de projets concrets, à même de faire renaître de l’espoir chez les africains et contribuer efficacement à l’amélioration de leurs conditions de vie.
A cet effet, les projets suivants pourraient, parmi d’autres, y contribuer avantageusement :
- Doter l’Afrique de réelles infrastructures structurantes en transport, télécommunications, eau, agriculture et énergie, de même que d’équipements collectifs en matière d’éducation et de santé, là où elles manquent cruellement. Ce qui permettra de faciliter les échanges de biens, de services et de personnes entre pays africains, garantir la sécurité alimentaire du continent, lutter contre l’analphabétisation et améliorer les conditions sanitaires des populations.
- Concevoir et réaliser un ambitieux projet, qui pourrait s’appeler « e-africa », dont l’objectif serait d’offrir à terme, sur l’ensemble du continent, des services électroniques à distance, selon les besoins des populations concernées, dans les différents domaines : éducation, formation, santé, administration, commerce, etc., en s’inspirant des expériences réussies de par le monde et des solutions adaptées développées dans certains pays africains.
- Promouvoir un ambitieux programme de recherche développement en Afrique, à travers un réseau de centres d’excellence, à identifier, en vue de valoriser, en partenariat avec des réseaux similaires de par le monde, les ressources naturelles que recèle le continent et lutter contre les graves maladies et les pandémies qui y sévissent.
De tels projets, s’ils sont bien étudiés, et périodiquement évalués et mis à jour, pour tenir compte de l’évolution de l’environnement à l’échelle continentale et mondiale, sont susceptibles de transformer radicalement la réalité africaine. Leur concrétisation serait grandement facilité par le retour prévisible d’une partie tout au moins des 100 000 hauts cadres, universitaires et chercheurs africains qui exercent actuellement, dans de grandes universités et grands centres de recherche , à l’extérieur du continent. Ils gagneraient en outre à être réalisés, par tranches opérationnelles, sur une période déterminée, par exemple, d’ici à 2025.
Le financement de ces projets serait largement justifié par les retombées qui en sont attendues du double point de vue économique et politique.
La réussite d’un tel programme dépendra cependant beaucoup de la volonté des différents acteurs de la société civile africaine. Ceux-ci sont appelés à tirer les leçons du passé, analyser sérieusement et sereinement les multiples expériences, à travers le monde et son histoire, et admettre que l’avenir de chacun dépend largement de celui de la collectivité. C’est pourquoi, le partage, la solidarité, la lutte contre l’exclusion, le respect de l’autre et la fédération des intelligences, gagneraient à être consolidés, dans le cadre d’un environnement démocratique approprié. Un environnement qui garantisse les libertés individuelles et collectives et le fonctionnement normal des institutions, indépendamment des contingences, dans un esprit d’équité et de justice. Un environnement qui réhabilite le savoir, intelligemment exploité et convenablement intégré à l’environnement culturel africain, et où le citoyen participerait réellement et activement aux choix qui le concernent et concernent la collectivité. Car, comme l’a si bien dit Jean Monnet, le célèbre économiste et homme politique français : « rien ne se crée sans les hommes et rien ne dure sans les institutions ».
Ahmed Friaa
Février 2003
*Professeur à l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis, université de Tunis El Manar
Ancien ministre.
Références :
-Atlas de l’Afrique, publication de l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie, ed. Jaguar, 2002.
-Rapport Mondial sur le Développement Humain 2002, PNUD.
-The World in 2003, The Economist.
-Journal du Net, Déc. 2002.