"A la Tunisienne"
Nous sommes à Paris, en 1972. Avec des camarades étudiants hébergés à la résidence universitaire de Monsigny (Opéra), nous étions allés demander au Ministre des Affaires Etrangères, de passage dans la capitale française, des éclaircissements quant à l’éviction brutale du directeur de notre foyer. L’auguste personnage daigna nous recevoir dans les locaux de l’Ambassade, rue Barbet-de-Jouy, nous écouta disserter avec agacement sur le nécessaire respect des formes et des êtres. Il finit par nous apostropher vertement, en clôturant d’une réplique qui s’est voulue cinglante, un vif échange verbal sur la justesse et la légalité du limogeage en question.
Pour dire vrai, notre directeur n’avait rien à se reprocher et n’avait pas à son passif la moindre faute professionnelle. Mais il avait commis, selon le seul avis de nos dirigeants d’alors, le crime impardonnable de se ranger parmi ceux qui se sont exprimés pour plus de démocratie au sein du Parti au pouvoir. De cela, notre imposant aîné n’en avait cure. Aussi nous toisa-t-il du regard à la fin de l’entretien et nous lança-t-il comme par défi: « quand vous serez Ministre, vous ferez ce que vous voudrez, et puis, il faut régler cette affaire à la tunisienne».
Dire que je n’avais pas trop aimé à l’époque ce que mon aîné sous-entendait exactement par régler une affaire « à la tunisienne », c’est peu dire, et j’aime encore moins ce que l’expression est devenue dans la bouche de beaucoup.
En effet, dans le meilleur des cas, « à la tunisienne » peut vouloir dire : en douceur, avec diplomatie. L’expression peut alors être prise pour un compliment, un caractère positif commun en quelque sorte. Cela ne doit pas pour autant signifier que nous, tunisiens, soyons «autorisés» à accaparer pour notre seul bénéfice toute la douceur et toute la diplomatie existant sur terre ni à croire que nous représentons le « must » en la matière. Les étrangers restent en tout cas médusés devant une si grande ou une si candide « prétention ».
Il faut dire que pour la plupart d’entre nous, tout se passe comme si Français, Américains, Nippons ou Russes n’étaient pas ou pas assez doux et diplomates, ou comme si nous étions, nous, bien plus policés et autrement plus adroits que tous ces « ploucs » réunis.
Evidemment, je me suis efforcé ici de ne pas évoquer le jugement souvent négatif de certains de nos détracteurs afin de ne pas froisser ou de brouiller les pistes, mais en fait et pour certains d’entre eux, le « à la tunisienne » dont il s’agit ici peut tout aussi bien sonner comme une critique acerbe ou comme la compilation d’idées reçues, formidablement négatives, à l’exemple de l’inconstance ou de la mollesse. On conviendra donc que dans ce contexte, l’expression « à la tunisienne » n’aurait rien de spécialement glorifiant, contrairement à ce que pourraient laisser croire certaines exégèses trop nombrilistes.
« A la tunisienne » peut vouloir dire aussi: avec malignité, roublardise sinon avec tromperie. A ce propos, je n’ai jamais su pour quelle raison quelques-uns de mes compatriotes se croient plus malins que les autres créatures de Dieu ni pourquoi ils pensent être capables ou en droit de flouer tout ce qui peut marcher sur deux pattes. Il y a comme un mystère là-dessous.
Peut-être s’agit-il au fond de la trace ineffaçable d’une « maladie intellectuellement transmissible » (MIT en abréviation, mais pas le MIT prestigieux que l’on sait). Il se peut que nos origines lointaines phéniciennes et la pratique généralisée et constante du négoce nous aient rendus naturellement plus souples, plus « marketing » pour parler le langage de maintenant, et de ce fait plus propices à savoir « vendre la marchandise » à tout prix.
Toutefois, dans le monde dans lequel nous vivons, faire du commerce avec filouterie n’aboutit jamais à rien. Fini donc le temps où l’on pouvait « faire un coup gagnant » et passer à autre chose. La mondialisation actuelle, c’est de la rigueur et de la méthodologie concentrées, comme les tomates du même nom. Tout le contraire, en somme, du comportement « commercial » glorifié à l’infini dans notre pays. Cette «défaillance » endémique peut d’ailleurs expliquer, à elle seule, la difficulté que nous éprouvons à entrer de plain-pied dans la modernité.
A suivre…
Habib Touhami
(Intérim)