La politique ou l'immobilisme en mouvement
L’activité des partis politiques se veut en prise directe avec la vie des citoyens, mais la vraie question est de savoir si elle a la capacité de la changer, et de la rendre meilleure. D’évidence, et depuis des années, la politique économique et sociale en Tunisie et ailleurs peine à convaincre sur sa capacité à transformer la vie du citoyen, et à s’adapter à l’environnement économique, au contexte social et aux aspirations individuelles.
Le 23 octobre 2011, après une révolution qui a donné l’illusion d’une victoire contre la corruption du pouvoir, on aurait pu espérer un vote massif des Tunisiens aux premières élections libres, qui aurait permis de concrétiser l’expression populaire. Rien n’en a été, et l’abstention s’est distinguée comme le premier parti du pays. Les sondages préélectoraux récents montrent que cela devrait persister aux prochaines élections. Plus de 50% des sondés déclarent qu’ils ne voteront pas aux prochaines élections. Le citoyen ne croit donc pas dans le processus électoral, ni dans ce qu’il offre comme réelle possibilité d’influer sur le cours de la chose publique.
Cela démontre, pour le moins, une défiance du citoyen vis-à-vis de la politique et du politique. Cette défiance est d’autant plus grave et significative en période de transition démocratique, pour laquelle un citoyen sur deux exprime un désintérêt total. Cela pose clairement la question de la responsabilité du politique dans la réussite du processus en cours, et ce n’est pas l’image d’un hémicycle aux trois-quarts vide qui redonnera du lustre aux politiques.
L’espoir né de la révolution était en partie celui de bâtir une démocratie où le vote populaire serait le socle principal de l’édifice, et où la participation citoyenne serait l’expression irrépressible d’un droit nouveau, effectif et inaliénable. Il n’en fut rien, et une année après cette première expérience, on se dirige vers le statu quo. La principale défaillance de la classe politique est, et restera, marquée par son échec à regagner la confiance du citoyen dans sa propre capacité d’action et de changement.
La révolution a délégitimé la politique, et dans leur discours les politiques feignent de le savoir. Ce ne sont pas eux qui ont mené la révolte ni qui l’ont alimentée. La Tunisie n’était même pas en période de tension politique à l’aube des premiers troubles. Les politiques sont généralement des gens responsables, respectueux du droit et de l’ordre, et la révolte ne fait pas partie de leur boîte à outils, presque entièrement occupée par le dialogue et le consensus. Une fois le pouvoir libéré, l’homme de conviction aurait dû se questionner lui-même, avant de réclamer le pouvoir. Comment expliquer l’absence du politique dans un tel évènement ? Il y a comme un sentiment de fatalité qui entoure aujourd’hui l’action politique, qui s’exprime à travers des valeurs bien trop abstraites pour emporter l’adhésion, comme pour masquer une impuissance doublée d’une forme d’irresponsabilité intellectuelle et morale.
Ce constat n’est pas limité à la Tunisie, mais semble de plus en plus large, englobant les démocraties les plus éclairées, où l’abstentionnisme ne cesse d’affirmer la désillusion des citoyens. Le vote se limite de plus en plus à une frange «politisée», exprimant non plus un choix mais une position partisane et une forme d’engagement. Les votants deviennent en majorité, en quelque sorte, le troisième cercle de l’engagement politique partisan après l’appareil et les militants. Pour les autres, il y aura toujours le vote par défaut, éviter le pire en espérant le meilleur.
Lorsque le débat politique devient identitaire comme c’est le cas aujourd’hui en Tunisie, alors le vote devient une forme d’expression communautaire, qui a un effet répulsif vis-à-vis d’une large frange qui ne se retrouve pas dans le discours et les prises de position, par trop éloignés de ses difficultés quotidiennes. Le discours politique s’adresse alors aux sentiments au lieu de solliciter l’intelligence du citoyen, et les convictions finissent par se cristalliser sous diverses formes de rigidités intellectuelles. Le débat aussi finit par se transformer en affrontement.
Paradoxalement, le parti politique reste aujourd’hui la première forme d’engagement politique. Rappelons que lors des dernières élections, la plupart des listes indépendantes ont été boudées par le vote. Il ne serait donc pas totalement faux d’affirmer que le parti politique reste une machine à gagner les élections, mais pas nécessairement l’outil qui permet de concrétiser les choix de société.
Le parti politique n’est donc plus l’espace de proximité et de débats qu’il est censé être. Un espace ouvert aux citoyens, où on brasse des idées, et où le politique interpelle le citoyen sur ses aspirations, ses idéaux, pour mieux confronter ses réponses aux exigences du moment et convaincre. Un espace où, en retour, le citoyen interpelle le politique sur ses idées, ses projets et ses réalisations. Un parti politique n’est plus qu’une machine au service de l’ambition de son chef, or il est loin le temps où le destin d’une nation pouvait se confondre avec celui d’un seul homme. Au-delà des slogans, parfois puérils (Changer la vie ; Le changement c’est maintenant ; Yes we can ; Taouwa…), le politique doit s’interroger sur sa capacité à peser sur le quotidien des gens, le transformer, l’améliorer. Mais est-il encore en mesure d’accéder à ce pouvoir? Le pouvoir est-il encore politique ou seulement technique? Entre les mains d’administrations nationales et supranationales, dans les méandres desquelles se perdent toutes les options idéologiques, pour n’en faire plus qu’une. Celle qui exige du peuple, jour après jour, plus d’efforts et de sacrifices, celle qui en fait l’allocataire de toutes les injustices.
La politique doit civiliser les mœurs par la transformation des normes de comportement en exigences sociales. Mais notre classe politique en est-t-elle seulement capable? Elle n’a pas modifié ses propres comportements, ni pris la mesure de sa responsabilité sur le chemin de la prospérité morale et matérielle, celle qui repose sur la conduite d’un peuple à accepter des règles communes et à assumer les devoirs qui en découlent. Au fil des siècles, la science et la philosophie, qui ne font qu’interpréter le monde, ont plus fait pour la prospérité des peuples que la politique, qui veut le transformer, mais qui ne le fera jamais. Si le multipartisme est essentiel à la démocratie, il n’offre pas de solutions à l’indigence de l’action politique, tant les partis se retrouvent , dans leurs formes d’organisation et de fonctionnement, enfants naturels du parti unique et de l’autocratie.
Depuis la fin des années 80 et celle des idéologies, le pouvoir économique a changé de main, passant de l’état aux entreprises, et des entreprises aux marchés financiers et lobbies en tous genres. Cette transformation de la société s’est accompagnée d’une réduction de la marge de manœuvre des politiques et de leur capacité à agir sur des leviers efficaces. En professionnalisant la politique, on ne retrouve plus que des gestionnaires inexpérimentés et gesticulants. A des défis inédits, les politiques offrent un discours convenu, des solutions éculées, alors que c’est un travail de restructuration qui est attendu. La question réside moins dans les programmes que dans l’attitude. Mais il en va ainsi en politique comme en éducation, «Qui n’a pas ,ne peut donner ». Les partis politiques ne sont plus un outil de structuration de l’engagement citoyen, mais un outil de professionnalisation des hommes politiques, qui vise in fine à limiter l’accès à l’action politique, sorte de « numerus clausus » de l’engagement citoyen. Une sorte de machine à broyer les convictions et mouler les comportements. Même la société civile semble se méfier des acteurs politiques, et cherche par tous les moyens à éviter de se compromettre avec une forme d’engagement qu’elle estime éloignée de ses principes et de ses objectifs.
Où en est la consécration des libertés individuelles, celle de la presse, de la justice ? Que de mots, que de promesses! Que de mensonges ! Nous sommes à l’ère de l’information, mais l’information n’est pas vérité, et ce que l’on gagne en expression, on le perd en action, et cela finit en discrédit par l’illusion du mouvement dans la réalité de l’immobilisme. L’homme politique ne se rend même plus compte que tout est immobile au travers du temps, que rien ne bouge ni ne change autour de lui. C’est en fait lui seul qui est en mouvement perpétuel, ce qui crée chez lui l’illusion qu’il fait bouger les lignes, et qu’il influe sur le cours des choses. La politique finit par n’être plus que la gestion par défaut des affaires publiques, une fois les convictions rangées au placard.
Aujourd’hui, un nouvel acteur est né. La société civile, par la diversité de sa mobilisation, devient une vraie alternative à l’action politique. Nouvel acteur par la taille et le rayonnement, car ne nous y trompons pas, depuis longtemps l’opposition tunisienne s’est construite plus dans les associations et les structures syndicales que dans les partis politiques. Le monde associatif est en effervescence, avec des modes d’action variés, mais surtout une démarche ambitieuse qui s’autorise à être intelligente, créative et volontaire…Tout ce qui manque aux partis politiques. Dans le vent néolibéral qui balaye le monde, et après la déliquescence de l’opposition syndicale, est peut-être venu le temps de l’opposition citoyenne. Mais voilà, le pouvoir politique, toutes orientations confondues, démuni, risque de n’avoir d’autre réponse que celle d’engager le débat casqué, matraque à la main.
W.B.H.A.