Chedly Ayari : La Tunisie est sortie de la récession mais…
Dans une intreview à la revue Leaders, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie affiche un optimisme mesuré quant à la situation et aux perspectives à court terme de l’économie, en dépit du pilotage à vue des dossiers économiques, faute de planification du développement.
Pour Chedly Ayari, le principal fait économique marquant de l’année qui s’achève est que la Tunisie soit ressortie de l’abîme de la croissance négative qui, à – 2% en 2011, n’était jamais tombée à un tel niveau dans l’histoire de la Tunisie indépendante. «Début 2012, confie-t-il dans un entretien à Leaders, je ne pensais pas qu’on pourrait sortir de la récession et même finir l’année sur une bonne performance, aux alentours de 3 %».
Récession enrayée
A ce sujet, le gouverneur dit avoir envisagé tout au plus un bon premier trimestre 2012 suivi d’une probable rechute, avec même un risque de double deep (déficit doublé de récession). «Pour une bonne nouvelle, ce fut une. D’autant plus que le plus important n’était pas de réaliser une croissance positive mais de faire en sorte que le processus de remontée soit irréversible, autrement dit d’avoir constamment les déficits sous contrôle, y compris le déficit budgétaire et celui de la balance des paiements courants. Les déficits auraient pu être plus graves mais, au moins, nous avons du déficit mais avec la croissance ».
M. Ayari aligne, pour étayer son propos, plusieurs indicateurs non pas au vert mais en nette amélioration par rapport à la situation antérieure, notamment la création de quelque 70.000 emplois, dont plus du tiers dans le secteur public, et par conséquent la diminution du chômage, mais aussi la réalisation d’une «année correcte » dans le tourisme avec environ 5 millions d’entrées, les investissements directs étrangers qui repartent à la hausse (+30%).
Par contre, il a déploré les contre-performances du développement industriel puisque, regrette-t-il, plusieurs fleurons de l’industrie tunisienne sont sinistrés du fait du contrecoup de la crise dans la zone euro (textile, industries manufacturières) et des grandes difficultés du secteur phosphatier en rapport avec les mouvements sociaux à répétition dans les zones de production, au point que le Groupe chimique n’arrive pas à honorer les commandes.
L’agriculture, pour une fois salvatrice
Pour une fois, le salut de l’économie et de l’emploi est venu de l’agriculture, malgré son poids modeste dans le PIB.
L’un des «points grisâtres» que déplore le plus le gouverneur de la Banque centrale, c’est «l’attentisme du secteur privé tunisien», attitude qu’il explique par le fait qu’on «ne peut et devrait pas lui demander d’assumer le risque sécuritaire et politique en plus du risque économique». Pour remotiver les investisseurs, il faudrait surtout les rassurer sur les perspectives, la visibilité de l’horizon et surtout protéger la propriété privée et traquer l’impunité, au lieu d’agir sur les taux directeurs.
Précisément dans ce registre, M. Chedly Ayari estime que l’Etat n’a pas encore mesuré suffisamment l’importance de la sécurisation des biens des gens, «une enquête sur le terrain a démontré que ce qui motive l’investisseur tunisien comme l’étranger, c’est sa perception de l’avenir politique et la protection sécuritaire. Il a le sentiment qu’il peut être dépossédé à tout moment de ses biens en toute impunité.» Sans compter l’absence de réponses, notamment pédagogiques, à la diabolisation du capital qui, selon lui, rappelle des temps définitivement révolus partout dans le monde.
«Il faudrait que les Tunisiens, pouvoir et opposition, a-t-il déclaré, se mettent d’accord sur les règles et modalités de fonctionnement de l’économie. Pour créer de la richesse, en économie ouverte, il faut des règles établies à l’avance, sous peine de tomber dans le populisme et la démagogie. L’Etat n’est pas fait pour créer de la richesse, ni même de l’emploi. Cette forme d’Etat n’existe plus nulle part».
Le salut dans le PPP
Pour le gouverneur de la Banque centrale, le vrai salut, y compris en termes de création d’emplois, est dans le partenariat public-privé (PPP), se réjouissant du fait que la loi à ce sujet en instance d’examen à l’Assemblée nationale constituante aille au-delà de la social-démocratie.
Il plaide par ailleurs pour un dosage plus équilibré au niveau du budget de l’Etat entre les petits projets locaux et les grands projets pour que «les gens sentent concrètement que les choses bougent dans leur quotidien et que la croissance est de retour».
Il a estimé à ce sujet que seulement 60 à 70 % des six milliards de dinars prévus au titre II auront été dépensés, ce qui, dit-il, amène à se poser la question de savoir si les projets retenus étaient adaptés à la capacité d’absorption. Il a affirmé n’avoir aucun doute qu’un nouveau budget complémentaire sera nécessaire après les prochaines élections.
Pour 2013, le gouverneur de la Banque centrale préconise de décomposer et de décentraliser le titre II en en affectant les crédits par grande région économique (Nord- Est, Centre-Ouest, etc.) sous forme de fonds interrégionaux. C’est de cette manière qu’on aurait dû procéder en 2011. «Nous avions besoin d’une «économie de guerre» comme la Pologne l’avait fait avec succès après l’effondrement subit du communisme, en redoublant de travail comme l’avaient fait les Polonais et non pas en multipliant les sit-in et les débrayages à tout-va comme nous l’avions fait chez nous. On a laissé détruire la richesse », a-t-il ajouté.
Navigation à vue, absence de plan de développement
Le Pr Chedly Ayari a en outre déploré que le gouvernement en soit réduit, depuis deux ans, à naviguer à vue et à agir par tâtonnement. «Pour la première fois depuis 1960, la Tunisie n’a pas de plan de développement alors qu’elle a besoin d’au moins une perspective décennale».
Pour lui, toutes les parties prenantes nationales, y compris du côté de l’opposition, doivent s’impliquer dans le développement, faute de quoi, dit-il, on irait droit à la catastrophe. «Il n’y a pas de panacée: il faut réapprendre à créer les richesses, compter sur la dynamique interne».
Le gouverneur de la Banque centrale penche pour des élections simultanées, présidentielle et législatives «au plus tard au début de l’été prochain». Car, argumente-t-il, «en septembre, ce serait trop tard pour que les équipes se mettent en place avant les échéances budgétaires capitales. La Tunisie est dans une situation telle qu’elle ne pourra se permettre de perdre l’année 2013. Or, si les élections tardent, les risques de perdre l’année seront plus grandes ».
Un nécessaire effort de pédagogie et de communication
«Il faut tout faire pour ne pas se laisser gagner par le doute. Car si nous doutons de nous-mêmes, nos principaux bailleurs de fonds, en particulier la Banque mondiale et le FMI, douteront de nous et de notre capacité à remonter la pente», a encore affirmé le Pr Chedly Ayari pour qui il y a un impératif et important effort de pédagogie et de communication à faire au niveau du gouvernement pour redonner de l’espoir aux gens et expliquer les enjeux.
Chedly Ayari dit ressentir une grande amertume quant aux nombreuses opportunités que la Tunisie n’a pas pu saisir. «Tout le monde veut nous aider. Les Américains veulent nous aider. D’autres partenaires aussi, comme on l’a vu après le succès de l’opération «Samouraï»au Japon. C’est que la petite Tunisie est un enjeu de réussite pour le G8, au nom de considérations géopolitiques», a-t-il ajouté, déplorant «le discours d’anti-occidentalisme primaire que tiennent des Tunisiens qui ne comprennent rien à la géopolitique» et qui, de ce fait, pénalisent leur propre pays.
Propos recueillis par
Abdelhafidh Aliou