Eviter de jeter le bébé avec l'eau du bain
Il est devenu de bon ton chez nos dirigeants de renvoyer dos à dos l’autocratie débonnaire de Bourguiba et le despotisme féroce de Ben Ali. Le procédé n'a même pas le mérite de la nouveauté. On cherche à noircir le passé pour se présenter ensuite en deus ex machina. Bourguiba lui-même s'y était déjà essayé en qualifiant son peuple de «poussière d'individus». Mais lui, au moins, avait toujours assumé sa tunisianité, glorifié l'histoire de son pays avec ses pages lumineuses et ses zones d'ombre, reconnu les mérites de nos grands hommes dont il s'est revendiqué de quelques uns (Jughurta, Khéireddine, Tahar Haddad) et surtout nous a légués des acquis exceptionnels. C'est loin d'être le cas de ses successeurs qui n'ont cessé depuis leur arrivée au pouvoir à chercher à faire accroire que l'histoire de la Tunisie était peuplée de mécréants et de tyrans. Il n'est pas indifférent de souligner à ce propos que le projet de constitution ne fait aucunement allusion à la nation tunisienne, ni à la souveraineté nationale.
En visite à Sidi Bouzid le 17 décembre 2012, le président de la république affirmait sans rire que «pour la première fois dans l'histoire de ce pays, vous avez installé au pouvoir des hommes issus du peuple, qui ont choisi la transparence, qui n'ont pas volé, que vous vous êtes choisi librement, démocratiquement»
Quelques jours plus tard, il récidivait à Kebili : «Nous avons hérité d’un pays en ruines qui a subi pendant 50 ans une dictature implacable (...) Il nous faudra cinq ans au moins pour reconstruire le pays». En attendant, il a demandé aux Tunisiens de savourer «ces moments historiques qui ont vu le pays prendre sa destinée en main où des hommes du peuple qui ne sont pas venus juchés sur des chars accèdent au pouvoir après des élections démocratiques, les premières dans l’histoire du pays». On aura compris : ceux qui nous ont précédés ne seraient que des incapables, des traîtres des corrompus et des usurpateurs.
.Comment ose-t-on travestir à ce point les faits? Bourguiba et ses compagnons sont-ils rentrés d'exil dans les fourgons de l’armée française pour s’emparer du pouvoir ? A-t-on oublié Borj le Boeuf, Kebili, Fort Saint Nicolas, Lambèze ; et puis, l'indépendance acquise, la tunisification de la justice, le Code du statut personnel, les élections libres, le planning familial, l’éradication des fléaux comme le paludisme, la variole, le trachome, la démocratisation de l’enseignement qui a favorisé la mobilité sociale et instauré une véritable méritocratie. Sont- ce de simples vétilles ? Certains vont même plus loin, en englobant dans le même opprobre la dynastie beylicale avec ses 19 monarques qui ont gouverné le pays pendant 252 ans — seul échappe à ce jeu de massacre, Moncef Bey — et les autres dynasties qui se sont succédé sur cette terre depuis les Barcides carthaginois à qui on doit la première constitution de l’histoire, jusqu’aux Hafsides, en passant par les Fatimides et les Zirides qui ont contribué chacune au rayonnement de la civilisation tunisienne. Toutes ont leur passif et leur actif. Même, le protectorat si décrié - à juste titre d'ailleurs- a eu des côtés positifs, par exemple, l’accélérération de l’entrée de notre pays dans la modernité. Pourquoi aussi chercher à minorer les acquis de la Tunisie, en particulier dans le domaine économique pendant les 23 dernières années sous le prétexte fallacieux que cela reviendrait à dédouaner le président déchu de toutes les fautes qu'il avaient commises. Ces acquis sont l’œuvre du peuple tunisien, de son administration, de ses hommes d’affaires et de sa classe ouvrière, alors que Ben Ali n’en a été ni l’initiateur, ni l’aiguillon, mais le frein par ses pratiques mafieuses et son autoritarisme qui ont discrédité le pays à l’extérieur. Plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, les nouveaux dirigeants du pays seraient bien inspirés,comme dirait Mohamed Talbi, « de se débarrasser du passif sans perdre l’actif».
Serait-ce trop demander à ceux qui se présentent, aujourd'hui, comme le meilleur gouvernement tunisien de l'histoire('sic), comme les parangons de la vertu et de la bonne gouvernance, alors qu'ils ont mis six mois pour remplacer un ministre des finances démissionnaire ? Sauront-ils se placer au-dessus des contingences, mettre une sourdine à leurs ressentiments et à leurs intérêts partisans pour se consacrer avec l’ensemble des forces vives à l’œuvre de redressement du pays ?
H.B.