L'entreprise publique, un gouffre sans fond ou un acteur de développement ?
En vertu de l’article 16 de la loi des finances pour l’année 2013, qui fut adoptée par la majorité des constituants, l’Etat prendra en charge dans le budget de l’année courante, la dette estimée à 60MD, contractée par la société tunisienne de sidérurgie ” EL FOULADH “. La position officielle déclarée, stipulait que cette mesure draconienne, serait la seule et dernière issue pour sauvegarder les quelques 1500 postes d’emploi au sein de cette entreprise publique.
Au fait, je m’attendais à l’annonce de cette décision à un raz de marée de protestations, d’indignations et de critiques sur la façon avec laquelle les deniers publics sont gérés. J’espérais voir se multiplier, les tribunes de discussion et d’analyse pour expliquer comment est-on arrivé là et pour réfléchir comment éviter la récidive. J’aurai cru que cela provoquerait un sursaut collectif de nos medias et de notre société civile, qui se lancent corps et âme derrière toute futilité insipide pourvu qu’elle crée la polémique, sème la zizanie et provoque la sensation. Je supposais qu’on allait revendiquer en toute véhémence, à ce que les responsables successifs, qui ont tenu les rênes à la tête de cette entreprise , rendent compte de leurs actes, s’expliquent sur le fiasco vers lequel ils ont conduit la société ” EL FOULADH “ et pourquoi pas les contraindre à s’incliner à la japonaise devant le peuple et implorer son pardon, pour leurs manquements et pour les dégâts qu’ils ont infligé à une entreprise qui comptait jadis parmi les fleurons de notre industrie nationale, en misant bien évidement sur la clémence des Tunisiens qui n’iraient pas jusqu’à demander à leur faire subir un ‘Harakiri’ sur la place publique. Malheureusement, rien de tout cela ne fut exhaussé !
Au risque d’effarer d’avantage l’opinion publique déjà soumise à toutes formes de supplices psychologiques, tellement elle ne cesse d’être harcelée par les dépêches funestes, je ne vais pas mâcher mes mots, ni lésiner sur les messages alarmistes et je commencerai par alerter tous ceux qui se soucient pour l’intérêt national, pour l’avenir de notre chère patrie et pour notre économie nationale et je dirai en clair, sans tergiversation et sans ambigüité, que la société ” EL FOULADH “ est loin d’être un cas isolé. Les dernières déclarations de l’entreprise publique Tunisair, qui exprimait ses griefs et qui aux dires de ses responsables, devrait être dédommagée par l’Etat, des pertes qu’elle a dû subir suite aux usurpations perpétrées par l’ex-famille régente et les caciques du régime déchu, ne font malheureusement qu’entériner ma thèse. Bien que dans la logique économique, l’entreprise est par définition une entité qui n’a droit d’exister que si elle crée de la richesse et génère des bénéfices, bon nombre d’entreprises publiques en lice, attendent le moment propice pour demander, à l’instar d’ELFOULEDH, aux pouvoirs publics et par voie de conséquence au contribuable tunisien de financer les dettes résultant d’un exercice caractérisé par la destruction systématique des richesses (matérielles et humaines), par une gestion foireuse et par des pratiques corrompues défiant l’absurde. L’entreprise publique qui fût longuement dilapidée, systématiquement vidée de toute substance, aujourd’hui aux aboies, est jetée dans ce tohu-bohu postrévolutionnaire, au peuple pour lui faire avaler la couleuvre, sans même qu’il s’en aperçoive et tout cela sous le noble prétexte de la sauvegarde des postes d’emploi et du gagne-pain des familles tunisiennes.
Pour arriver à comprendre le présent et élucider ses paradoxes, il n’y a pas mieux que de faire un détour et essayer de décoder le passé. En somme l’entreprise publique porte aujourd’hui, tout simplement, les stigmates des errements et des manquements des politiques passés et les dégâts d’une mentalité biaisée mais malheureusement largement partagée dans nos contrées, qui considère que la propriété publique, à commencer par le lampadaire de l’éclairage publique, en passant par le banc du jardin public, jusqu’arriver à l’entreprise publique, sont des biens qui reviennent aux gouvernants honnis et par conséquent, qu’il est tout à fait légitime de les dilapider au maximum ou tout simplement de les détruire. Même après la révolution, la destruction des biens publics continue à être une forme de protestation de prédilection. Une bonne majorité des Tunisiens, ne réalise toujours pas, que les biens publics sont les biens du peuple, donc de chacun de nous.
A l’aube de l’indépendance, l’état tunisien avec son régime politique à forte connotation idéologique socialiste, se lançait dans l’industrialisation à outrance, en privilégiant l’industrie lourde à la soviétique pour développer le pays, créer des emplois, chérir une vision politique qui prône l’autosuffisance dans tous les domaines et voulant par-dessus-tout brûler les étapes pour rejoindre ‘le cortège des nations développées’. La société tunisienne de sidérurgie ainsi qu’une pléiade d’autres entreprises publiques furent le fruit de cette ruée, soit par la création d’entreprises nouvelles, soit par la nationalisation des entreprises héritées de la période coloniale. Dans cette phase cruciale de l’histoire de la Tunisie, les pères de la République, qui tenaient les rênes du pays et fixaient les grands choix et axes de son développement, commirent de mon point de vue, une erreur de jugement monumentale. L’industrie traditionnelle et ancestrale, dégradée depuis lors par l’appellation artisanat, à mon sens péjoratif, fut scindée de son milieu naturel, qu’est le ministère de l’industrie et rattachée artificiellement au ministère du commerce. Notre industrie traditionnelle, productive et maitrisée, au lieu d’être développée par les moyens de l’industrie moderne, offrant ainsi une suite logique dans l’industrialisation de notre pays, elle fut marginalisée et damnée à jouer désormais un rôle folklorique. Les grandes entreprises publiques, modernes à l’époque, ont été parachutées sans préavis, comme des extra-terrestres venus d’un autre monde pour débarquer dans le notre et de toute évidence, elles n’ont pas été le fruit d’un développement intellectuel naturel et logique des mentalités, des méthodes rationnelles de gestion et des traditions de travail. Deux éventualités étaient alors prévisibles, l’entreprise moderne arrivera à susciter un saut quantique dans les mentalités éculées ou bien les esprits tordus réussiront à asservir l’entreprise industrielle moderne. Lorsqu’on voit que nos entreprises publiques industrielles sont aujourd’hui encore, gérées par un esprit moyenâgeux et par la mentalité de l’agriculteur féodale d’antan, qui pratiquait les grandes cultures non-irriguées ‘bâali’, on peut facilement conclure, laquelle des deux éventualités a prévalu en fin de compte.
Après avoir erré de longues années dans les chemins de perdition de l’Etat-providence, de l’autosuffisance à outrance, de l’industrie lourde mal adaptée pour les besoins et les moyens du pays et visiblement sous la pression et les coups de sommation des instances financières internationales et des puissances étrangères, l’Etat a choisi encore une fois de faire une volte-face abrupte de 180° pour s’orienter vers le tourisme au lieu de l’industrie, l’entreprise privée au lieu de l’entreprise publique et comme coup de grâce vers la société de consommation au lieu de la société de production. Beaucoup d’entreprises publiques ont été alors privatisées au profit des nouveaux-riches et même des étrangers mais au grand dam du peuple, d’autres entreprises ont été jetées aux oubliettes et démantelées jusqu’à l’annihilation complète ou contraintes à végéter sans investissements conséquents pour la modernisation de l’outil de production et le développement des activités dans une perspective de positionnement autonome sur le marché réel, sans le cordon ombilical du protectionnisme, du fait qu’elle sont placées sous la houlette de l’Etat.
L’entreprise publique, depuis ses débuts était perçue en tant qu’instrument d’exercice de pouvoir plutôt qu’un acteur de développement économique, technologique et scientifique du pays. Dans cette logique, elle était toujours dans l’œil de cyclone et passait selon les caprices de la course effrénée pour la suprématie politique dans le pays et les supercheries y afférentes, en un champ de bataille entre le parti politique au pouvoir et la centrale syndicale. Les rapports de forces tantôt au profit de l’un tantôt au profit de l’autre, des deux belligérants, a permis de voir naitre des structures d’entreprises qui défient toutes les règles de bon sens et qui n’obéissent qu’à une logique de népotisme, de régionalisme, de clanisme, de sectarisme, de clientélisme, de banditisme, de favoritisme, etc. Ainsi furent possibles, des carrières fulgurantes des apparatchiks du parti au pouvoir ou même de leurs parents, gendres et sbires ou des ouvriers syndicalisés, promus en cadres et percevant des salaires, dont rêvent les enseignants universitaires. L’Etat voyou sous le joug duquel les Tunisiens étaient contraints de vivre, a favorisé l’émergence d’une classe de dirigeants corrompus, qui excellaient dans la promotion de la médiocrité et dans la marginalisation des compétences intègres, qui osent s’insurger et refuser à se soumettre aux règles des lobbies mafieux et l’exécution des plans machiavéliques, visant à détruire le tissu industriel national et à s’emparer, au prix de la casse et moyennant le dinar symbolique, des entreprises du peuple. Les entreprises publiques regorgent aujourd’hui de bras cassés et de compétences contraintes à une hibernation forcée et permanente dans les frigos.
Après l’avènement de la révolution, l’équilibre critique qui régnait entre les cellules professionnelles RCD et les syndicats de base au sein des entreprises publiques et qui permettait, malgré toutes les aberrations et foutaises, un infime minimum de rationalité, fut rompu au profit d’une hégémonie totale des syndicats, qui règnent désormais en maîtres absolus sur les entreprises publiques. Des caïds syndicaux, généralement de faible niveau d’instruction mais fervents défenseurs de la cause syndicale et des avantages énormes et du pouvoir considérable qui en découlent, imposent leurs diktats aux responsables en usant de toute la panoplie des moyens de conviction (dialogue, grèves, sit-in, intimidation, violences verbales et physiques, etc.), ce qui ne laisse place à aucun dialogue serein ni réflexion rationnelle sur l’intérêt et la pérennité des entreprises publiques. Une atmosphère morose et non propice au travail et à la paix sociale s’est installée, des revendications interminables caractérisent le quotidien, des recrutements non justifiés ainsi que des augmentations salariales, des promotions et des nominations non méritées, qui font le bonheur des simples d’esprit mais qui scellent de plus en plus, le sort des entreprises publiques, ont été imposées. Avant même la révolution, les entreprises publiques qui peinaient déjà sous le lourd fardeau de la masse salariale du sureffectif, ont dû sous la pression populaire, embaucher massivement pour contribuer à contenir la grogne généralisée et apaiser ainsi le pays. Dans beaucoup de cas, ceux qui ont été recrutés ne sont pas les mieux qualifiés, les plus disciplinés, ni les plus démunis, mais ceux qui ont été épaulés par les syndicats et les énergumènes qui ont réussi, devant la stupeur générale, de prendre en otage les usines et leurs personnels et suspendre la production pendant de longues semaines, jusqu’à obtenir gain de cause, sous la menace de représailles. Beaucoup d’entreprises publiques, surtout celles qui exercent des activités à risque sont aujourd’hui quasi-ingérables et vouées selon les cas à une mort lente ou subite. Autrefois l’objet de toutes les convoitises, la responsabilité à la tête des grandes entreprises publiques est aujourd’hui une situation non grata. Bon nombre de responsables en exercice, essayent inlassablement de monter des dossiers médicaux de toutes pièces pour pouvoir abdiquer et se libérer du fardeau insoutenable et humiliant. De l’autre côté, les pouvoirs publics peinent à trouver des nouveaux aspirants ‘propres’ pour occuper les postes vacants.
Après avoir tracé ce tableau sombre sur la situation des entreprises publiques, la question qui s’impose : Que faire ? En y pensant, me vient à l’esprit la légende du nœud gordien, qui fait la métaphore d’un problème inextricable, finalement résolu par une action brutale. La légende nous rapporte, que d’après la prophétie d’un oracle, la personne qui arriverait à dénouer le nœud gordien, acquerra l’empire de l’Asie. Alexandre le Grand de Macédoine, auquel on présentait le nœud, n’a pas choisi de faire le travail de Sisyphe, en essayant de dénouer le nœud comme bon nombre de candidats malheureux avant lui, mais il a plutôt pris son épée et d’un coup, il trancha le fameux nœud. Mon instinct d’ingénieur cartésien me dit, que la situation est tellement complexe et incurable que l’entreprise publique s’apparente aujourd’hui plutôt à un nœud gordien et que la méthode d’Alexandre le Grand serait la meilleure sinon l’unique pour faire sortir les entreprises en dérive, du marasme dans lequel elles se trouvent. Mon sens du réalisme et de pragmatisme me rappelle à l’ordre et me fait pencher plutôt vers une solution réfléchie et à la carte. Chaque entreprise publique devrait faire l’objet d’un audit, mené par des instances spécialisés, sérieuses et indépendantes, on déterminera ainsi les moyens à mettre en œuvre et la démarche à suivre pour réhabiliter ces entreprises pour qu’elles redeviennent des acteurs de développement et des créateurs de richesses et non des générateurs de déficits et des promoteurs de médiocrité. Des commissions ad-hoc devraient voir le jour, pour enfin commencer à faire table rase avec les corrompus de tout abords, qui pullulent dans les entreprises publiques et les mettre hors d’état de nuire, car de toute évidence on n’arrivera jamais à bâtir un avenir meilleur avec les mains et les esprits des démons du passé. Des mesures douloureuses mais nécessaires seront à l’ordre du jour, qui n’épargneront rien ni personne. Aucun responsable ne sera intouchable, aucun droit-acquis mais illicite ne sera sacré. Pour les entreprises qui ne franchiront pas le cap et qui ne réussiront pas le baptême du feu, des plans sociaux devraient être élaborés pour alléger l’impact des fermetures des entreprises qui ne peuvent continuer à fonctionner qu’avec les subventions du contribuable ou l’apport des caisses de compensation.
Chokri Aslouj
Ingénieur