Samy Ghorbal: Faire confiance à Hamadi Jebali
Le gouvernement de la troïka a failli, moralement, politiquement et économiquement. Il a désespéré les Tunisiens et les vrais amis de la Tunisie. Il a ruiné sa crédibilité et son image, saccagé ses acquis et laissé l’anarchie s’installer. Il porte une responsabilité écrasante dans les événements dramatiques de ces derniers jours. Sa légitimité est maintenant entachée du soupçon du crime. Il ne peut plus continuer sa mission. Il doit être remanié entièrement. Les portefeuilles de l’Intérieur et de la Justice doivent être impérativement neutralisés et confiés à des personnalités indépendantes. Sinon, il y a fort à craindre qu’il n’y aura plus jamais d’élections libres dans ce pays.
Le syndrome du 13 janvier, ce fantôme qui nous hante et nous empêche d’avancer
Hamadi Jebali, comme Premier ministre sortant, porte fonctionnellement une part de responsabilité dans l’échec de l’expérience de la troïka. Mais en réalité chacun sait qu’il n’a pas choisi ses ministres, qu’on les lui a imposés. Chacun sait qu’il plaidait depuis des mois, auprès des instances de son parti, pour un remaniement en profondeur. Sans doute n’a-t-il pas fait preuve d’assez de détermination. Qu’importe ! Aujourd’hui, le voilà décidé à aller de l’avant. Il a compris que la situation l’exigeait. Que le pays ne pouvait pas continuer sur cette pente. En privilégiant l’intérêt de la Nation sur les intérêts de son parti, il fait preuve d’un rare courage politique et d’un vrai panache.
Des démocrates, pourtant, s’interrogent et hésitent encore. Hamadi Jebali est-il sincère ? A-t-il pu « changer à ce point » ? N’est-ce pas une énième manœuvre de diversion, un piège ? Pour beaucoup, la main tendue de Jebali ressemble furieusement au « fhemtkom » (« je vous ai compris ») de Zine El Abidine Ben Ali au soir du 13 janvier 2011 : un rideau de fumée, une tentative audacieuse et désespérée de garder le contrôle sur les événements. Ce « syndrome du 13 janvier » est une plaie encore à vif dans notre conscience politique. Un fantôme qui nous hante et nous empêche de nous poser les bonnes questions.
Aujourd’hui, la rupture de Hamadi Jebali avec Ennahda semble consommée. Mais ne risque-t-il pas de revenir vers sa famille d’origine, une fois que la tempête se sera calmée ? Ne risque-t-il pas de se laisser amadouer par les sirènes de Rached Ghannouchi, dans quelques semaines ou dans quelques mois ? Aura-t-il assez de détermination pour résister durablement aux pressions de son parti ?
Il faut répondre avec honnêteté : personne n’en sait rien. Mais nous savons et tous ceux qui ont approché Hamadi Jebali récemment savent qu’il se pose énormément de questions. Il s’interroge sur son rôle, sa postérité, la trace de son passage à la tête du gouvernement. Laissera-t-il le souvenir d’un homme d’Etat qui a permis à la Tunisie de vivre une deuxième transition réussie ou celui d’un dirigeant faible, incompétent et indécis, qui a laissé le bateau dériver et se fracasser contre les récifs ? Cette interrogation l’habite et l’obsède. C’est une raison sérieuse d’espérer. Il faut lui accorder le bénéfice du doute.
Solitude, fragilité, ambivalence : Jebali est-il un Mohamed Ghannouchi bis ?
Reste une dernière question : en admettant que la formule soit bonne et que le personnage soit sincèrement déterminé, est-il l’homme de la situation ? Pour dire les choses de manière plus triviale : est-ce le bon cheval ?
Ici encore, on pourrait se contenter de convoquer l’argument de nécessité, consistant à dire que nous n’avons guère d’autre choix. Cet argument devrait suffire à emporter la décision, mais il est intellectuellement insatisfaisant.
Observons Hamadi Jebali et observons la situation. Elle est inédite, hybride, confuse. C’est un mélange de 13 janvier et de 15 janvier 2011. Et l’actuel Premier ministre fait irrésistiblement penser à un autre Premier ministre : Mohamed Ghannouchi. Même solitude, même lassitude, même fragilité, même ambivalence - et mêmes origines sahéliennes… Mohamed Ghannouchi, la suite l’a amplement montré, n’était pas le bon cheval. Il n’a pas été à la hauteur de la situation. Il a manqué de leadership et de résolution. Il a tergiversé trop longtemps, a envoyé trop de signaux contradictoires. Il a été a été incapable de communiquer pour dissiper les doutes sur sa sincérité. Il a cristallisé le mécontentement et fini par jeter l’éponge.
Jebali semble être fait du même bois. C’est un second, un fidèle lieutenant, un serviteur loyal qui n’a jamais aspiré à jouer les premiers rôles, et c’est pour cette raison qu’on a choisi de l’installer à ce poste. Voilà pour l’historique et pour les apparences. Mais la comparaison s’arrête là. Jebali et Ghannouchi ont peut-être le même profil, mais ils n’ont pas le même parcours.
Mohamed Ghannouchi était un technocrate lisse et effacé, qui a fait carrière dans l’administration avant d’hériter de responsabilités ministérielles. Jebali est un militant qui a payé, peut-être plus qu’aucun autre, le prix de son engagement et de son endoctrinement : une condamnation à mort par contumace, sous Bourguiba, et 17 années de prison, dont 10 passées à l’isolement, sous Ben Ali, sans parler, du contrôle administratif et de la relégation à 500 kilomètres de son domicile, après sa libération, en 2006. La prison aurait pu le détruire. Elle l’a fait mûrir. Les convictions religieuses, qu’il avait chevillées au corps, lui ont permis de tenir le coup. Mais ses opinions politiques ont évolué. En 2011, il reconnaissait déjà volontiers qu’Ennahda avait fait des erreurs, et que son mouvement devait de tourner le dos, définitivement, à la violence et à l’extrémisme. Il se revendique musulman mais veut incarner un islamisme à visage humain, en phase avec les aspirations et les réalités de la société tunisienne. Ce n’est plus un doctrinaire. Surtout, Jebali a eu le courage de dire « non » et de défier son maître et son mentor, le 6 février 2013. En choisissant de passer en force, le 6 février 2013, en proposant, sans avoir consulté personne, la formule d’un gouvernement de compétences nationales, resserré et politiquement neutre, il a pris ses responsabilités. Il s’est peut-être inventé un destin.
Une configuration politique inédite et de nouveaux rapports de force
Cela fait-il de lui l’homme de la situation ? Il ne sert à rien de se voiler la face. Il représente un « risque politique majeur », car c’est un homme en sursis. Il n’a peut-être plus beaucoup de temps devant lui et ne sera peut-être plus Premier ministre à la fin de la semaine. On imagine le dilemme pour ceux qui seraient tentés de le rejoindre au gouvernement ou de le soutenir politiquement : est-il raisonnable de lier son destin (et, éventuellement le crédit de sa formation politique) à un homme en sursis ?
La réponse est non, et pourtant il le faut !
L’heure n’est plus aux petits calculs et aux combinaisons politiciennes. Nous devons tous faire preuve de responsabilité et faire prévaloir l’intérêt national. Ne perdons pas de vue l’objectif : arriver aux élections, le plus vite possible, et dans les meilleures conditions. Neutraliser ceux qui tentent de s‘infiltrer au cœur de l’appareil de l’Etat ou dans ses interstices, pour nuire, pour intimider, pour propager la haine dans les cœurs et semer le trouble dans les esprits. Qui créent les conditions de la violence et du meurtre.
Hamadi Jebali propose de restaurer un semblant d’autorité de l’Etat. Il faut l’y aider, car que perdons-nous ? Le rapport de forces a changé. L’opposition démocratique n’est plus ce corps atomisé, dispersé, désarticulé. Elle a rassemblé ses forces, clarifié ses structures, mis un terme à ses querelles intestines. Elle a gagné du crédit et fait maintenant jeu égal avec Ennahda dans les sondages. Et elle a gagné la bataille de la rue. La réussite de la grève générale et le plébiscite populaire lors des funérailles du martyr de la démocratie Chokri Belaïd changent la donne. Autrement dit, les forces démocratiques galvanisées et rassemblées ont les moyens d’exercer une pression salutaire sur le gouvernement de compétences nationales s’il venait à dévier des principes annoncés par Hamadi Jebali. Soutien ne veut pas dire blanc-seing.
Le débat n’est pas entre islamistes et modernistes mais entre démocratie et dictature du parti
Il y a une dernière raison à soutenir l’action de Hamadi Jebali : son initiative a fait bouger les lignes. Elle a fait voler en éclats les préjugés, les stéréotypes et les caricatures. Cessons de raisonner avec des catégories obsolètes. La question qui se pose aujourd’hui transcende le sempiternel débat entre « islamo-identitaires » et « progressistes modernistes ». La question qui se pose aujourd’hui est la question de la démocratie. Les termes de l’opposition sont simples, voire simplistes : la liberté contre les ennemis de la liberté. Notre pays est traversé dans ses profondeurs par deux grands courants de pensée, deux grandes sensibilités, issues d’une même matrice, la matrice du réformisme tunisien. Une sensibilité islamo-identitaire et une sensibilité moderniste. Elles visent chacune à trouver un équilibre – ou une synthèse – entre authenticité et modernité. Ces sensibilités sont-elles appelées à se combattre stérilement ou à dialoguer ? Un dialogue est-il possible avec les islamistes, ou avec une fraction d’entre eux ? Y a-t-il un espace politique pour un islamisme tunisien « modéré»?
Un ami marocain, Mehdi El Amine Fichtali, qui vit entre Dubaï et Washington et suit de près l’évolution de la situation tunisienne, m’a fait part de ses observations à ce sujet : « Jebali, que l'on peut considérer comme un Nahdaoui modéré, a fait preuve de courage politique en privilégiant l'intérêt de la Nation sur celui de son propre parti. Il a aussi pris le risque d'être personnellement exclu de l'équation politique à venir. Chose que peu de femmes et d'hommes politiques, même dans le camp non-islamiste, auraient fait. Les Nahdaoui modérés restent fidèles à leur vision politique et sociétale mais acceptent le jeu démocratique, rejettent la violence, et ne voient pas dans leur adversaires politiques des "Kuffar" à abattre. Ce sont eux qui pourront devenir à l’avenir un 'parti conservateur démocratique'. L'aile dure quant à elle n'utilise la démocratie, qu'elle réduit au simple fait électoral, que pour accéder au pouvoir et avoir les moyens de l'Etat pour changer la société et lui imposer sa vision islamiste. C'est donc une autre étape charnière que vit aujourd’hui la Tunisie et l'évolution d'Ennahda peut avoir une implication sur l'ensemble des partis islamistes dans le monde arabe».
L’article 1er, le CSP et le rejet de la violence en politique : plate-forme de principes pour une union des démocrates
Nous pouvons travailler en bonne intelligence avec les démocrates musulmans. Le chemin est balisé. Les termes de l’entente sont connus. Ils nous ont permis de vivre une première transition relativement sereine et apaisée, entre le 15 janvier et le 23 octobre 2011. C’est parce que certains ont voulu s’en écarter que notre pays est entré dans une dangereuse zone de turbulences et que nous sommes maintenant sur le fil du rasoir. Ces principes dont nous avons dévié sont au nombre de cinq. Ils mêlent les acquis de la Révolution et ceux de la sécularisation bourguibienne. Je cite pour mémoire : le rejet de la dictature ; l’attachement à la liberté, sous toutes ses formes, en particulier la liberté d’expression ; l’affirmation de la souveraineté du peuple ; l’attachement au caractère civil et séculier de l’Etat tunisien, tel qu’il est synthétisé dans l’article 1er de la Constitution de 1959 ; les droits de la femme, tels qu’ils sont consignés dans le Code du Statut Personnel.
A partir du moment où les démocrates de sensibilité musulmane et les démocrates de sensibilité moderniste se rejoignent sur cette base, il est possible de travailler ensemble, en bonne intelligence, et dans l’intérêt du pays. Et de construire une démocratie authentique, sans a priori ni exclusive. Une démocratie pour tous les Tunisiens. La famille démocrate doit accueillir Hamadi Jebali et ceux qui sont disposés à le suivre, et leur faire toute leur place.
Samy Ghorbal
Samy Ghorbal est journaliste et écrivain. Il a publié Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète (Cérès, 2012).