Notes & Docs - 18.08.2009

Au Camarade Bahi LADGHAM

En exclusivité, nous présentons un document  exceptionnel  sur la décennie qui a suivi l’indépendance,  un document  éclairant  sur les soubresauts qui ont accompagné  l’entrée en application de la politique de collectivisation avec la mise au pas de l’UGTT et la lutte des clans au sein du pouvoir. Encore une fois, c’est Ahmed Tlili qui tire la sonnette d’alarme dans une lettre qu’il adresse le 27 juillet 1965 de son exil volontaire à Bahi Ladgham, secrétaire général du PSD et N° 2 du régime. Ahmed Tlili y dénonce les dérives du pouvoir solitaire  et réitère son attachement au dialogue  et à la démocratie comme il l’avait fait dans une précédente lettre à Bourguiba. Il ne sera pas entendu. On peut le regretter pour la Tunisie car notre pays aurait fait l’économie d’une grave crise qui éclatera quelques années plus tard.

Ahmed TliliJe viens de recevoir ce jour, 27 juillet 1965, par la canal de notre Mission permanente à Genève, et en réponse à mon télégramme du 18 courant, votre message selon lequel « le bureau politique se réunira le mercredi 28 pour examiner l’ensemble de la question soulevée ».

Je profite de ce contact officiel pour vous faire parvenir, par la même voie, mes observations suivantes : le sort réservé à Habib Achour ne peut être valablement justifié, Humainement, cet Homme qui a servi à plusieurs reprises n’aurait pas dû connaître l’humiliation qu’il subit  actuellement avec sa famille et ses amis. L’inculpation dont il est l’objet est nettement inconsistante et les sanctions précipitées prises à son encontre ne sont motivables ni par le souci de l’intérêt public ni par la raison d’Etat. Une multitude de cas beaucoup plus graves d’infraction à la loi n’a suscité aucune poursuite.

Il est victime d’une vengeance patiemment poursuivie et habilement assouvie par un adversaire ou un clan d’adversaires implacables mais incapables de s’élever au- dessus de leur petite personne.

Bahi LadghamLa reconversion de l’UGTT est également un faux problème. Elle sert de prétexte à une camarilla pour occuper le plus de postes de responsabilité possibles dans le pays. Cette reconversion fait donc partie de la course au pouvoir avec un grand  « P ».

Ainsi, l’UGTT doit subir le même sort que le parti a réservé aux autres organisations nationales pour que le quadrillage soit complet sur le plan des responsabilités administratives.

Et ceci, dans l’intérêt de ce qu’ils appellent dans les journaux du parti : « leur Révolution ».

Que demande-t-on à l’UGTT ? De jouer un rôle positif dans l’économie du pays. Elle le fait largement et personne ne peut le nier. Que reproche-t-on aux travailleurs dans la phase actuelle ? Absolument rien. Alors, c’est aux responsables à tous les échelons qu’on s’en prend pour les évincer et les remplacer. Sur quelle base, selon quel critère, dans quelle intention, au profit de quoi et de qui ? Est-ce que l’économie tunisienne va mieux s’en porter ? Au contraire, notre économie s’est embourbée dans le bureaucratisme le plus stérile qui s’est traduit par la baisse de la productivité, le gaspillage des cadres et de capitaux en devises, pour ne rapporter que l’unique plaisir de constituer une clientèle nombreuse.

Où en est- on aujourd’hui après avoir nationalisé ou semi-nationalisé la presque totalité des entreprises ? Où en est réellement la production nationale ? Où en est la résorption du chômage ? Combien d’emplois productifs a-t-on créé avec les grands projets industriels déficitaires ? Où en est la sécurité sociale démagogique instituée pour les petits copains ? Autant de questions qui méritent d’être développées plus en détail si la place et le temps ne manquaient  pas aujourd’hui. En résumé, quels sont les résultats actuels de cette politique qui a été imposée même au parti, puisque le bureau politique n’en a pas préalablement discuté ?

Le résultat est évidemment le retour à l’initiative privée et le recours à l’exportation de la main d’œuvre par suite de la disparition de la confiance et du manque de devises. Or, ces deux derniers facteurs pèseront aussi longtemps qu’on persistera dans cette voie. Dans quelque temps, il sera trop tard, car ce sera l’effondrement total de notre économie avec son cortège de chômage et de misère. Et ni les vacarmes de la radio, ni les conférences de presse n’arriveront à indiquer le mécontentement populaire. Même les menaces et les intimidations n’auront plus d’effet sur le peuple.

La seule solution à cette situation tragique est le retour à une politique véritablement concertée dans tous les domaines. Le passé démocratique de notre parti durant la phase de libération devrait nous guider dans ce sens.

Voilà, camarade Bahi, exprimées hâtivement, les idées que j’aurais eu à développer devant vous si j’étais présent. C’est d’ailleurs ce que j’ai toujours dit chaque fois qu’il m’a été possible de le faire et sur ce plan, ma position n’a jamais varié quoi qu’en disent certains.

La question à étudier par le bureau politique n’est donc pas celle d’Achour ou de l’UGTT.

Ce n’est là qu’un des aspects du problème général de l’évolution du pays, problème qui se pose aujourd’hui avec la plus grande acuité.

Nous avons un Président dont les pouvoirs sont illimités. Or, certains en profitent pour faire appliquer des politiques de clans. Les intrigues se nouent et se dénouent continuellement. On se spécialise de plus en plus dans ce genre de grande stratégie où les nécessités du succès commandent parfois l’utilisation des moyens les moins honnêtes.

Pendant ce temps notre peuple si franc, si brave, si loyal, est en train de se dénaturer, en apprenant, sous l’effet de la peur, l’hypocrisie, la flatterie et la délation. Inutile de brosser un tableau détaillé de la situation psychologique du pays. Et pendant ce temps, le Président croit que tout va pour le mieux dans les meilleures des Tunisie(s). Il est même fier des progrès rapides qu’on lui présente comme ayant été accomplis chaque jour. Sa bonne foi est trompée continuellement, et c’est ainsi qu’il cautionne une politique dont, d’ailleurs, les tenants prennent soin de lui laisser apparemment le monopole pour lui en faire assumer seul la responsabilité.

Pendant ce temps, il ne se rend pas compte que le peuple est mécontent et que même les responsables manifesteraient leur désaccord avec cette politique s’ils avaient la possibilité de s’exprimer librement.

Qu’on essaye des tests sur des questions précises, dans n’importe quel domaine et au sein de n’importe quelle instance, tests qui consisteraient à instituer le vote secret, et l’on s’apercevra que l’unanimité n’est pas telle qu’on la présente.

C’est bien dommage que cet homme, qui a toute ma sympathie et mon affection, parce qu’il a tout donné au pays, arrive à la fin de sa vie, à se tromper parce qu’il est trompé lui-même et parce qu’il est entièrement coupé du peuple. Tout Tunisien sincère doit regretter une telle situation.

Mais que faire ?

A mon avis, et au risque de répéter ce que j’ai toujours dit, il faudrait mettre fin au plus vite au « monologue ». L gouvernement parle tout le temps et partout dans le pays, mais toujours seul. Il faut redonner la parole au peuple, ne serait-ce que par application de la méthode dite « attrayante » utilisée en pédagogie et qui consiste à engager les élèves à la discussion pour permettre à leurs maîtres de se rendre compte du degré d’assimilation des cours auxquels ils ont participé. Ne prétend-on pas à longueur de journée que notre politique est une politique de persuasion ? Alors, pourquoi ne pas engager le dialogue ? Que le peuple puisse s’exprimer librement, il n’en résultera que du bien  pour le pays. Pour ce faire, il faut créer les conditions n nécessaires, c’est-à-dire les garanties constitutionnelles et le respect des libertés. Il ne s’agit pas d’ouvrir les vannes d’un seul coup. On peut commencer par la mise en place des institutions prévues par la constitution, telles que la création d’un conseil d’Etat authentique, la libre compétition des candidats aux élections législatives et communales dans le cadre du Front National, comme première étape…..etc.

Je ne peux m’appesantir sur ces solutions qui sont archi-connues et que le bureau politique pourra lui-même examiner, définir et délimiter.

L’essentiel est qu’on s’engage résolument dans la voie de la moralisation et de la démocratisation du régime, en tenant compte objectivement des réalités sur la base de sondages sincères, et ceci afin de ramener la confiance et d’assurer la véritable stabilité. Je considère, pour ma part, que notre élite est suffisamment dense, que nos cadres sont assez nombreux et que notre peuple est suffisamment mûr pour cette nouvelle étape qui lui permettra de s’exercer réellement à la gestion de ses propres affaires. Dans ce cas, je souscrirai volontiers et sincèrement à la nouvelle politique.

Sinon, je ne cesserai de militer jusqu'à la réalisation de cet objectif, car je crois fermement que le chemin du développement et de la garantie d'un avenir meilleur passe inéluctablement par la démocratie.

En m’excusant de la hâte avec laquelle j’ai rédigé cette lettre, je te prie de transmettre à Monsieur le Président et aux Camarades du Bureau politique mes meilleures salutations.

 


 

                                                                                                                    Ahmed TLILI