La crise politique à la lumière des derniers rebondissements
L'échec cuisant de la politique économique et sociale du gouvernement et le passage au rouge de la plupart des indicateurs économiques participent à la crise politique. Cependant, le déséquilibre des forces qui se creuse de plus en plus entre le bloc islamiste et les démocrates est le plus alarmant et aggrave la crise à terme.
Ennahdha mène la danse et impose le tempo...
Pendant que le parti islamiste menait de main de maître son entreprise de "frérisation" des rouages de l'État par une série de nominations partisanes aux postes clés, en même temps que son œuvre de radicalisation de la société grâce à la mobilisation de ses nombreuses associations de tous genres, les démocrates se sont laissé piéger. Ils ont, d'abord, renoncé à l'affirmation des clivages idéologiques avec leur adversaire au profit d'une attitude policée qui, sans aplanir les différends fondamentaux et imposer les termes du débat, a effacé les aspérités. Ensuite, sa politique de la, soi-disant, main tendue au parti majoritaire a fait de la classe politique démocratique son otage. Il a ainsi pu manœuvrer avec toute la latitude voulue pour écrire le scénario de l'interminable feuilleton du remaniement ministériel, multipliant les rebondissements, soufflant le chaud et le froid, menant la danse et imposant le tempo jusqu'au dernier épisode de l'initiative du Chef du Gouvernement puis de sa démission.
Comme déclaré par le Président de la République, cet épisode a eu pour effet "d'absorber le choc de l'assassinat de Chokri Belaid". Il a eu pour dommages collatéraux de neutraliser toute velléité de l'opposition en même temps que de semer la division au sein de la famille démocratique alors qu'elle avait réussi, pour la première fois depuis le début de la révolution, à s'unir dans l'épreuve. Les partis d'opposition se sont précipités, en rangs dispersés, au "chevet" du Chef du Gouvernement. Encore plus encensé après sa démission, il s'est trouvé plébiscité par les adversaires qui l'ont tant critiqué tandis que son clan continue à imposer son calendrier. En définitive, au nom de l'Intérêt National, les démocrates se sont résigné à avaler les "couleuvres" de la nature du gouvernement imposée par Ennahdha et peut être bien de "subir" le choix d'un autre Chef de Gouvernement. Le Secrétaire Général du Parti, promu en Homme d'État hors pair par l'opposition même pourra être gardé "en réserve" pour les élections présidentielles. Ennahdha a, enfin, son présidentiable.
Entre vieux démons et consensus mous…
Encore une fois, les vieux démons de sanctification de l'Homme Providentiel, Sauveur incontournable, ont ressurgi et ont du même coup balayé l'histoire ancienne et récente du parti qui a normalisé la violence, et l'a absout de ses responsabilités dans la répression et les dérives, que les mêmes protagonistes ont qualifiées, il n'y a pas si longtemps, de fascistes. Ils ont éludé son corpus idéologique et occulté ses références doctrinales, servant du coup de faire valoir au mouvement islamiste et normalisant ses thèses. Sans compter que l'hypothèse nouvellement énoncée de l'incapacité d'un seul parti à gouverner la Tunisie et préparant à un gouvernement de coalition au lendemain des prochaines élections, inévitablement avec la participation des islamistes, a fini par vider de sa substance l'aspiration à un État Démocratique régi par des Institutions libres et par l'équilibre entre une majorité au pouvoir et une opposition de contre pouvoir.
L'Union Sacrée pour le Salut National est, certes, un bien. Mais elle ne peut être réalisée à n'importe quel prix et surement pas au prix de consensus mous au risque d'être meurtriers. On nous a souvent répété que la politique était l'art du compromis, nous réitérons qu'elle n'est pas l'art de la compromission. Et la frontière est ténue entre compromis et compromission, en l'absence de lignes de démarcation nettes entre le choix d'un conservatisme radical aux relents théocratiques et d'un État démocratique dont le caractère civil est affirmé sans concessions.
Or, il est un fait, les tribulations et les tractations sans fin qui ont accompagné les péripéties de la formation d'un nouveau gouvernement, ont détourné l'attention de la recomposition des forces au sein de l'Assemblée Nationale Constituante, de la poursuite des débats, presqu'en catimini, sur l'avant projet de constitution qui ont, à la fois, éludé les oppositions de principe sur la nature de l'État et sur les Droits et Libertés, et fait diversion sur des questions de l'importance de la décentralisation de l'État ou de l'organisation des pouvoirs législatif et exécutif. Et, à force de répéter le leitmotiv de l'accélération de la rédaction de la constitution et de l'échéance électorale, on en oublie le contenu de cette constitution, l'enjeu des instances de régulation et l'élaboration de la loi électorale.
Que d'obstacles séparent encore la classe politique d'un authentique consensus…
Finalement, le danger qui guette notre démocratie naissante ne réside pas tant dans les antagonismes que dans la crise de confiance entre le Peuple et la classe politique dans son ensemble ; en témoignent les forts taux d'abstentionnisme annoncé révélés par tous les sondages d'opinion.
Emna Menif
Militante politique