C’est un art que de légiférer. Il faut du talent, de la dextérité pour rédiger des lois. La maitrise de la langue du droit et de ses techniques n’est pas donnée à tous fussent-ils des politiques. Mais peut-on requérir des politiques un tel sens de l’humilité ? Il faut, pour être juge de ses propres capacités, faire preuve d’humilité ou de modestie. Il faut avoir la lucidité et peut-être le courage de reconnaître ses insuffisances, de réprimer son orgueil. Alors que l’orgueil exhibe au plus haut point les talents vrais ou supposés de l’homme, la modestie a tendance à les dissimuler. En refusant de faire appel aux experts, nos constituants ont manifestement fait preuve d’un excès d’orgueil et de peu de modestie. C’est de prétention qu’ils ont fait preuve. La récente crise du gouvernement a fini par dévoiler l’incompétence des uns et la naïveté des autres, à moins qu’elle n’ait mis à nu leur commune volonté manipulatrice. En toutes hypothèses, il est fait peu cas du Droit. A l’unisson, les politiques, et parfois certains juristes, considèrent que la crise gouvernementale est de nature politique et non juridique. Comme si elle ne pouvait être l’une et l’autre à la fois. Disant cela ils entendent tous passer outre les contraintes de la légalité. Message aussi clair que dangereux.
En rédigeant la petite constitution, les élus n’ont pas prévu l’hypothèse d’une démission du gouvernement. Ils n’ont donc pas envisagé le cas d’une crise conduisant le chef du gouvernement à se démettre. Cette hypothèse est pourtant bien plus probable, plus fréquente, que celle de l’incapacité ou du décès. L’omission peut être involontaire. Elle n’en manifeste pas moins une façon de vivre le politique et de concevoir l’Etat. Autrement, comment comprendre que la démission ait été prévue à l’article 14 de la petite constitution pour ce qui concerne le Président de la République ?
Le système mis en place procède de la confusion entre l’Etat et le parti dominant, plus exactement de la subordination du premier au second. La constitution du premier gouvernement, celui qui suit immédiatement les élections, est dévolue au parti dominant, qui n’est autre que le parti islamiste. Celui-ci a disposé du pouvoir réel de désignation du chef du gouvernement. C’est son choix que devait en vertu de l’article 15 entériner le Président de la République.
Il n’est pas dans la culture du parti islamiste fondée sur l’allégeance et la discipline, de concevoir que l’un de siens se démette. Seul le parti est en mesure de le sortir, par une motion de censure, puisqu’il a, avec ses deux satellites, la mainmise sur l’Assemblée. L’article 19 , qui prévoit formellement cette hypothèse ainsi que celle de l’incapacité est donc resté naturellement silencieux sur le cas d’une démission. Le 6ème Calife comme le Pape ne peut démissionner.
Ainsi l’ensemble du dispositif ne fait que satisfaire le point de vue du parti dominant. Or, un texte de loi taillé à la mesure d’une personne, d’un groupe, ou d’un parti finit toujours par conduire à l’impasse. Il ne peut remplir la fonction de régulation pacifique qui est le propre du droit.
Que faire lorsque l’imprévu se réalise, lorsque l’exclu advient? Les juristes ont l’habitude d’affronter le silence de la loi. C’est par interprétation qu’ils lui donnent sens. Si l’interprétation n’est pas la licence, ils se soumettent aux règles de droit qui la gouvernent. On aura tout vu à ce propos. Le parallélisme des formes pour justifier l’application de l’article 15. Le principe selon lequel « qui peut le plus peut le moins » pour mettre en œuvre l’article 17 . Slim Laghmani a expliqué la faiblesse des arguments invoqués. L’article 15 est un texte transitoire dont la portée est limitée au seul cas de la mise en place du premier gouvernement. Pour faire application du parallélisme des formes il faut expliquer pour quoi celle-ci et non une autre. L’article 17 est sans rapport avec la situation que traverse le pays puisqu’il ne s’agit pas de recomposer la structure administrative du gouvernement. En fait ces arguments ont été avancés pour servir une position politique particulière. Il s’agit de conforter le pouvoir du parti d’Ennhada au titre de l’article 15 et éviter le recours à l’Assemblée en application de l’article 17. Couvrir un résultat déterminé à l’avance par un raisonnement juridique rétrospectif n’est pas le meilleur procédé pour donner sens à la loi. Le juriste n’est plus le serviteur du droit, il se met au service du pouvoir, il se soumet aux impondérables de la politique et des rapports de force.
Sans ignorer les suites politiques qu’une interprétation peut provoquer, il est essentiel de partir de la règle. L’application de l’article 19 s’impose dès qu’il est établi que l’article 15 a épuisé ses effets par la mise en place du premier gouvernement. L’article 19 s’impose aussi en raison de son objet : déterminer les conditions dans lesquelles un nouveau gouvernement se forme. Son application se justifie enfin au titre du raisonnement analogique qu’impose l’article 535 du COC et qui n’a pourtant pas été soulevé. L’analogie sert à étendre la solution qu’un texte prévoit pour un cas particulier à un autre qu’il ne vise pas formellement. Cette extension est possible lorsque les deux cas sont similaires. Dans notre situation l’interprète est aidé par les termes même de l’article 19. Celui-ci traite le gouvernement censuré par l’Assemblée de démissionnaire.
L’interprétation ne se règle sur les plateaux de télévision, où il ne peut s’agir que d’opinions. Il faut une autorité pour trancher les divergences et mettre fin aux hésitations. Il s’agit généralement d’une autorité judiciaire. Mais elle n’est pas la seule. L’administration procède tous les jours à l’interprétation des textes qu’elle applique. Dans notre cas de figure et à défaut d’un recours judiciaire que la petite constitution ne prévoit pas, le pouvoir d’interprétation appartient au Président de la République. Il dispose d’un pouvoir de décision définitif. Il est en effet l’autorité qui charge une personnalité de constituer le gouvernement. Dans son choix il est tenu de prendre en considération la composition de l’Assemblée, et se doit de désigner une personnalité susceptible de recueillir son assentiment. Mais si l’univers du droit est aussi celui des procédures, alors la manière de nommer importe autant que celui qui est nommé. Ignorant tout du droit, réduisant ses prérogatives pourtant si minimes, il s’est engouffré dans la logique qui sert le parti dominant. Il a mis en œuvre l’article 15. Il a donc attendu que le parti Ennahda lui désigne le chef du gouvernement pour se satisfaire de l’entériner. Simple autorité d’enregistrement, il lui a transféré ses pouvoirs et ses prérogatives. C’est le parti dominant qui composera le gouvernement. Cela fait des mois que son chef, qui n’a aucune qualité gouvernementale négocie, en son siège, avec d’autres partis un remaniement ministériel devenu à la longue la risée de tous les Tunisiens. Par son attitude, le Président entérine la subordination de l’Etat aux partis, il met tout simplement hors-jeu les institutions de la République.
Il est inquiétant de voir des « responsables » politiques de tous les horizons déconsidérer le droit. Laissant penser que ses contraintes sont une entrave au règlement d’un problème politique, ils participent à son discrédit. En le contournant, ils entament la confiance que tout peuple doit avoir dans son système juridique. Ce n’est certainement pas le meilleur moyen de construire l’Etat de droit.
Ali Mezghani
(1) Article 15 :
Le président de la république, après concertation, charge le candidat du parti ayant obtenu le plus grand nombre de sièges au sein de l’Assemblée Nationale Constituante de former le Gouvernement…
(2) Article 19 :
… En cas de retrait de la confiance au Gouvernement, ce dernier est réputé démissionnaire. Le Président de la République chargera la personnalité la plus à même, de former un nouveau gouvernement, qui requerra la confiance de l’Assemblée Nationale Constituante dans les mêmes délais et selon les mêmes procédures mentionnés à l’article 15 de la présente loi.
(3) Article 17 :
2- le Président du Gouvernement est compétent :… Pour créer, modifier et supprimer les ministères et les secrétariats d’État, ainsi que pour fixer leurs attributions et prérogatives, après délibération du conseil des ministres et information du Président de la République…
(4) S. Laghmani « No Right Answer » in Le Courrier de l’Atlas, en Ligne du 14 février 2013.