Les retraites: la base et les choix
Dans un article publié sur Leaders.com le 19/12/2008 (extrait d’une conférence donnée à la FSHS de Tunis), l’accent a été mis sur l’extrême gravité de la situation financière des régimes de retraite, ceux de la CRPS et du régime général de la CNSS notamment. A l’époque, l’article ne trouva aucun écho, ni auprès du public, ni auprès des « autorités compétentes » qui critiquèrent à profusion le pessimisme excessif de l’auteur. Ce sont pourtant ces mêmes autorités qui viennent d’alerter l’opinion publique sur la situation critique des régimes de retraite. Leur intervention, pour utile et tardive qu’elle soit, risque toutefois de brouiller les pistes en axant le débat sur les seuls aspects comptables du problème.
De quoi s’agit-il ?
1 - Notre système de retraite (CNSS et CRNPS confondues) est basé sur le principe de la répartition dans lequel un actif ne cotise pas pour lui-même (base d’un système de capitalisation à l’anglo-saxonne) mais bien pour prendre en charge les pensions de ceux qui sont en retraite. La logique du système fait que le taux d’équilibre technique est largement dépendant du rapport entre l’effectif des actifs cotisants et l’effectif des retraités (le terme exact est pensionnés), autrement dit du rapport démographique.
2 - Pour des raisons démographiques (longévité+ structure de la pyramide des âges +différentiel entre les taux d’accroissement annuel moyen des cotisants et des retraités), le rapport démographique a baissé considérablement au cours du dernier quart de siècle, aussi bien pour la CNRPS que pour le régime général de la CNSS (plus de 70% de l’ensemble des pensionnés de la CNSS).
3 - Cette situation s’est aggravée en ce qui concerne la CNSS en raison de données économiques (chômage+ « modération » des salaires) ou financières (rendement des réserves+ sous déclaration des cotisants, sous déclaration des salaires).
Ces données étaient connues bien avant le 14 Janvier 2011, mais le régime de Ben Ali laissa faire. Pire, il compliqua la situation en mettant en place une réforme coûteuse de l’assurance maladie avant même d’assurer l’avenir de la retraite, ce qui était proprement scandaleux. Le résultat est doublement négatif. La marge de manœuvre financière de la sécurité sociale a été grandement réduite, l’assurance maladie enlevant la possibilité de mobiliser plus de ressources à l’intérieur du système tel qu’il est. Plus grave, l’accroissement sensible des dépenses maladie de la sécurité sociale s’avéra fatal à la Santé publique et aux ménages comme l’attestent les résultats de la dernière enquête de consommation de l’INS (nous réserverons un article spécifique aux impacts négatifs de l’assurance maladie sur la maîtrise des dépenses nationales de maladie et les ressources financières du secteur public sanitaire).
En fait, les solutions comptables, techniques ou classiques tournent autour de quatre axes :
• L’augmentation des cotisations patronales et salariales. Cette solution est évidemment la plus simple à mettre en œuvre encore qu’il faille disposer d’un modèle économétrique et démographique performant, capable de calculer au plus près un taux d’équilibre qui sera dépassé, malgré tout, dans une année. Cette solution comporte en outre de graves inconvénients. Le premier est que l’augmentation des cotisations patronales est difficile à envisager dans la présente situation aussi bien pour l’Etat employeur que pour les entreprises privées et publiques. Le second est que l’augmentation des cotisations payées par les salariés leur enlève une partie de leur pouvoir d’achat, hypothèse difficile à envisager aussi dans la présente situation. De surcroît, l’une comme l’autre risquent d’aggraver la situation du chômage, ce qui est de nature à aggraver la situation du rapport démographique. Au demeurant, toute décision de cette nature doit tenir compte de la politique des revenus et des effets réels des divers mécanismes de redistribution (politique fiscale + transferts sociaux).
• La réduction des pensions. Cette solution est techniquement un peu plus difficile à mettre en oeuvre que la première, mais ses conséquences sociales, psychologiques et économiques sont plus redoutables. Passe encore qu’elle sera appréhendée comme un retour sur les droits acquis, elle risque de pousser un plus grand nombre de retraités à continuer leur activité en raison, notamment, du bas niveau de la pension moyenne. Une question se pose alors : faut-il aussi toucher aux « pensions » des invalides, des conjoints survivants et des orphelins ? Naturellement, ceux qui bénéficient d’une retraite complémentaire au niveau du régime général de la CNSS pourraient a priori souffrir moins que d’autres (encore que cette baisse pourrait se révéler illégale), mais alors la baisse générale des pensions sera inique puisqu’elle touchera relativement moins les pensions de retraite les plus élevées. En tout état de cause, la baisse des pensions affectera l'ensemble de la société quand on sait qu’une grande part des revenus des retraités va directement aux enfants, voire aux petits enfants. Au total, la baisse des pensions touchera inévitablement l’économie et l’emploi pour les mêmes raisons invoquées plus haut.
• Le recul de l’âge légal de départ à la retraite. Mais procéder brutalement et indistinctement à ce recul n’a pas grand sens. En effet, ce sont les années de cotisation et la pénibilité du travail qui comptent finalement et non l’âge légal de départ à la retraite. Certaines catégories socioprofessionnelles entrent tôt dans l’activité, les manuels par exemple, d’autres tard comme les universitaires et les cols blancs. Certaines catégories pratiquent un métier difficile qui réduit leur espérance de vie, d’autres catégories un métier moins difficile et en tout cas moins risqué sur le plan sanitaire. Certaines catégories socioprofessionnelles ont une jouissance moyenne d’une pension de retraite de plus de vingt ans, d’autres meurent juste après leur départ de retraite, quelques fois même avant. Si l’on ne tient pas de compte de ces éléments, la réforme sera forcément injuste. Or nous ne connaissons à l’heure actuelle ni l’espérance de vie par catégorie socioprofessionnelle ni comment faire avec l’évolution du parcours professionnel individuel. Autrement dit, des études démographiques et actuarielles sont à mener avant de décider quoi que ce soit en matière de retraite.
• La réaffectation de certaines ressources disponibles. On peut effectivement se résoudre, du moins en ce qui concerne la CNSS, à envisager la suppression des prestations familiales et l’affectation d’une partie ou de la totalité des ressources qui lui sont allouées à la retraite (ce type de prestation est bénéficiaire à l’heure actuelle à cause de la fécondité et du blocage des montants à un niveau ridicule). Mais dans ce cas, on reviendra sur les droits acquis. Cette solution est d’ailleurs de nature à remettre en cause la philosophie même de la protection sociale, englobant nécessairement les prestations familiales. En tout état de cause, les salariés exigeront probablement des entreprises qu’elles leur paient le manque à gagner, ce qui induira des charges supplémentaires peu compatibles, et avec la compétitivité et l’investissement, et avec la conjoncture économique et sociale.
Naturellement, d’autres solutions pourraient être envisagées. La première est de recourir à une combinaison des quatre mesures décrites. La deuxième est d’instaurer une forme de TVA sociale dont les ressources seront affectées aux régimes de retraite. La troisième est d’introduire une dose de « capitalisation » dans le système. Dans un cas comme dans l’autre, les bénéfices immédiats ou supposés des mesures pourraient se révéler négatifs à terme. Tant que ne l’on ne prenne pas suffisamment compte de la démographie et de la nécessité de répartir la charge financière de la sécurité sociale sur l’ensemble des revenus aussi équitablement que possible, la solution sera ou inefficace ou injuste. En d’autres termes, la solution n’est pas technique, mais politique dans la mesure où toute solution exprime, au final, un choix de société. Ainsi si l’on pousse davantage vers la capitalisation, c’est vers une société à l’anglo-saxonne que l’on s’oriente, société dans laquelle aucune solidarité catégorielle ou générationnelle n’existe. Si on introduit une TVA sociale dans un pays où la charge fiscale est déjà très mal répartie et où les impôts indirects pèsent anormalement lourds par rapport aux impôts directs, la justice sociale et la redistribution seront encore plus malmenées.
Avant d’aller plus loin, une hypothèque doit être levée. Une littérature abonde, dont celle du FMI et la Banque mondiale, tendant à faire croire que la menace démographique qui pèse sur les systèmes de retraite par répartition serait quasiment nulle en cas d’adoption de la capitalisation. Or les systèmes de retraite par capitalisation sont eux aussi dépendants du taux de dépendance économique de la population inactive. Joseph STIGLITZ, prix Nobel d’économie et ancien Expert en chef de la Banque Mondiale et d’autres encore ont apporté la preuve du contraire. Encore une fois, le bon sens vient du BIT (Bureau international du travail) qui note que dans le cas d’espèce le raisonnement individuel n’est pas transposable au plan collectif : « au niveau collectif, c’est-à-dire de l’ensemble de l’économie, les choses ne fonctionnent pas de cette façon. Tout d’abord, la façon dont on perçoit un tel régime [par capitalisation] est erronée et ne résiste ni à l’examen des faits, ni à une analyse sérieuse. A moins de réduire les pensions en fonction des revenus du travail ou à moins de relever l’âge de la retraite de manière significative, ce type de régime ne réduit aucunement la charge sur l’économie nationale et l’ensemble de la population que représente le soutien à apporter à une population vieillissante. Or la réduction des pensions ou le relèvement de l’âge de la retraite pourrait tout aussi bien avoir lieu dans le cadre d’un régime public de sécurité sociale financé par répartition. L’explication en est simple. Le niveau de vie des retraités ne peut être maintenu que sur la base des revenus réels des actifs, que ce transfert ait lieu par l’intermédiaire d’un mécanisme public ou de plans d’épargne retraite basés sur le marché. Dans le premier cas, les taux de cotisations doivent être augmentés. Dans le second, les avoirs financiers accumulés par les retraités doivent être vendus aux cotisants afin que les retraités puissent disposer de l’argent nécessaire pour consommer. Dans les deux cas, les sommes impliquées (cotisations ou épargne obligatoire) sont équivalentes. Elles réagissent de la même façon à l’augmentation du pourcentage des retraités par rapport à la population active»
En somme, ce dont il s’agit est de procéder à une refonte complète de notre sécurité sociale, une refonte qui doit observer les principes suivants :
1. Un menuisier, un chauffeur, un enseignant, un employé de bureau, un technicien, un ingénieur, un médecin, ne doivent pas être traités différemment par la sécurité sociale selon qu'ils travaillent dans le secteur public ou le secteur privé. Ce qui doit prévaloir est le statut (salarié, indépendant ou autre) ou éventuellement le secteur d’activité (agricole et non agricole). Qu’une partie de notre sécurité sociale, le risque vieillesse et invalidité notamment, soit héritée, historiquement parlant, de la sécurité sociale française avec sa grande diversité ou complexité, ne doit pas nous empêcher de revenir sur cette séparation privé/public qui n’a plus de sens. D’ailleurs l’assurance-maladie, telle qu’elle est, ne reconnaît plus cette séparation. Il faudra bien que la retraite suive en harmonisant, progressivement, les taux de cotisation et le mode de calcul des pensions.
2. Le système par répartition doit être sauvé et pérennisé. Outre l’assainissement urgent de la situation politique et institutionnelle, préalable à toute reprise économique, et l’accélération de certaines réformes de base (éducation, formation, statut de l’institution publique de formation, etc.), réformes de nature à réduire progressivement le chômage structurel et à améliorer le rapport démographique ; le recul de l’âge de retraite doit être retenu comme une option incontournable, pour peu évidemment que ce principe n’entre pas en conflit avec les points exposés plus haut quant à l’équité et la justice sociale. Dans ce cas l’éclatement de la sécurité sociale en trois caisses, selon le type de risque, doit être envisagé.
3. La fuite « sociale », c'est-à-dire la sous déclaration d’effectifs ou de salaires, doit être combattue avec une extrême sévérité. Les entreprises en règle ne doivent plus payer pour les entreprises défaillantes. En effet, la fuite sociale conduit à faire augmenter les charges des entreprises en règle et à les mettre en difficulté vis-à-vis des entreprises non respectueuses des règles. Un audit peut être ordonné à la CNSS pour connaître la réalité de cette fuite sociale, les moyens les plus efficaces pour l’annihiler et pour évaluer le montant des pertes qu’elle occasionne à la sécurité sociale. A l’heure actuelle, certaines estimations laissent croire que le montant du préjudice est supérieur aux déficits réunis de la retraite et de la maladie.
4. Tant que le secteur informel reste en marge de la sécurité sociale, la base démographique du système restera réduite et certaines catégories sociales non protégées. Cette remarque vaut particulièrement pour les régimes du secteur agricole (exploitants ou salariés), sauf celui du régime amélioré des salariés agricoles qui se targue d’un rapport démographique relativement élevé (0,9 pour le régime des salariés agricoles en 2008 et 1,7 pour le régime des non salariés agricoles contre 9,3 pour le régime amélioré des salariés agricoles). Il faut donc croire que le niveau élevé du rapport démographique des indépendants dans le secteur non agricole (11,4 en 2008) doit tout autant à certaines dispositions administratives et réglementaires qu’à l’attractivité même du régime (383.789 affiliés en 2008 pour le régime des non salariés dans le secteur non agricole contre 16.508 d’affiliés dans le régime des salariés agricoles et 89.577 dans le régime des non salariés dans le secteur agricole). Ainsi, l’élargissement de la base démographique de certains régimes devient la condition indispensable à leur pérennisation.
La Tunisie ne peut plus attendre pour refondre son système de sécurité sociale sur des bases nouvelles et saines. Pour autant, toute précipitation et autre décision irréfléchie sont à bannir. Une large concertation est nécessaire pour faire émerger un consensus sur les mesures urgentes à prendre et faire en sorte que ces mesures puissent s’inscrire dans une perspective démographique plus longue correspondant à des choix politiques clairs. Dans le cas contraire, le chantier restera à l’abandon et le mal sera nécessairement soigné par un mal encore plus dévastateur