Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin, elle se casse
C’est bien connu, les Arabes aiment les losers. Le 10 juin 1967, à peine quatre jours après le déclenchement de la guerre avec Israël, Nasser annonce sur la radio sa démission. Il n’a pas terminé son discours que des millions d’Egyptiens sont déjà dans la rue pour l’implorer (le mot n’est pas trop fort) de rester, malgré la lourde responsabilité qu’il porte dans la débandade des troupes arabes. Aujourd'hui, l'Egypte a récupéré le Sinai (moyennant un traité de paix léonin), mais la Cisjordanie y compris El Qods, décrétée depuis, «capitale éternelle d'Israël» et le Golan syrien sont toujours occupés alors qu'ils ne l'étaient pas avant la guerre de 1967. Le seul film qui lui a été consacré à ma connaissance porte le titre : "Nasser 56", allusion à la nationalisation du canal de Suez, l'épisode le plus glorieux du règne de Nasser. Il est probable que beaucoup d'eau coulera sous les ponts du Nil avant de voir la défaite la plus lourde jamais subie par une armée arabe, portée à l'écran. Tout ce qui est de nature à écorner l'image du héros doit être mis sous le boisseau. C'est comme si les Français ne retenaient du Maréchal Pétain que le bataille de Verdun, occultant l'épisode peu glorieux de Vichy, les rafles du "Vel d'hiv", et la poignée de main avec Hitler à Montoire.
Début aout 1990, Saddam Hussein occupe le Koweit pour une sombre affaire de dumping sur les cours du pétrole. Il en sera délogé en février 1991 par les Américains et leurs alliés arabes et africains, au terme d’une guerre éclair qui se soldera par une déroute dans la plus pure tradition des armées arabes depuis près d’un siècle. L’Irak ne s’en relèvera pas. Mais Saddam sera adulé dans tout le monde arabe comme il ne l'a jamais été.
Le 21 février 2013. Réuni dans un petit hôtel, sur la route de la Marsa, le Conseil de la Choura d’Ennahdha, officiellement, instance suprême d'Ennahdha, en réalité, un ersatz de conseil de la révolution où se préparent les grandes décisions, fait un triomphe à Hamadi Jébali dont il n’avait pas pourtant peu contribué à la chute. Il a droit à un standing ovation, à l’hymne national et surtout à une accolade du Cheikh. Avant sa démission, Jebali ne faisait même partie du top 10 des présidentiables dans les sondages d'opinion. Il talonne désormais, Béji Caïd Essebsi. Il est en droit de rêver d'un destin national malgré un bilan catastrophique à la tête du gouvernement. Pour ne pas être en reste, l'opposition qui ne l'avait pas ménagé jusque-là, salue l'homme d'Etat et regrette l'échec que de son initiative. Quand je vous dit que les peuples arabes aime les losers. Mais avant qu'il n'accède au rang de mythe comme ses illustres prédécesseurs et qu'il ne soit malvenu de le critiquer, empressons-nous d'user de notre droit d'inventaire.
Depuis un an, rien ne nous aura été épargné. Ni le chômage, ni l’inflation galopante, ni même les coupures d’eau et d’électricité en plein ramadan. Il faudra y ajouter le terrorisme, la politisation des mosquées, l’afflux de prédicateurs étrangers, l’émergence du phénomène salafiste, l'agression de l'ambassade des Etats Unis, les émeutes de Séliana, les provocations des ligues de protection de la révolution, les incendies de mausolées. On se croyait dispensé du reste. Or voilà que le pays renoue avec les assassinats politiques. Jébali a toujours écarté d'un revers de main les conseils de l'opposition. Or, une dizaine d’heures après l'assassinat de Belaïd , le même Jebali annonçait la prochaine formation d’un cabinet de technocrates. Il a fallu que le sang coule pour qu'il condescende à satisfaire à une revendication que l’opposition ne cessait de réclamer depuis des mois.
Pour les Tunisiens qui ont vécu la période de Bourguiba, la démarche de Jebali dégage une impression de déjà-vu. «Le combattant suprême» y avait eu recours à plusieurs reprises : en septembre 1969, lorsqu’il mit subitement un coup d’arrêt à l’expérience calamiteuse des coopératives, désamorçant, ainsi, une grave crise qui aurait pu emporter le régime. Pour apaiser la grogne sociale le 3 janvier 1984, Bourguiba dut annuler les augmentations du prix du pain à l'origine des émeutes populaires. Ben Ali poussera la politique de son prédécesseur, notamment en matière de libertés publiques, jusqu’à ses ultimes conséquences. Sourd aux critiques, il dut se déjuger les 12 et 13 janvier 2011 devant la montée de la contestation en promettant tout à tout le monde. C’était à la fois trop peu et trop tard.
A chaque fois, ils se sont fourvoyés en prenant le légalisme des Tunisiens pour de l’indolence, leur silence pour de la léthargie et leur pacifisme pour de la lâcheté. Ils se sont abandonnés à l'ivresse du pouvoir jusqu'au moment où n’en pouvant plus de subir, le peuple explose.
Hédi Béhi