Opinions - 19.03.2013

Le mode de scrutin : un choix déterminant pour l'avenir du pays

Les bonnes constitutions font les régimes démocratiques, croit-on, sauf que certaines démocraties fonctionnent très bien sans constitution écrite et que la dictature a prospéré dans des pays disposant de constitutions  «démocratiques». Ce qui fait la différence n’est point l’énoncé sur le papier de certains principes généraux comme la garantie des libertés, celle de la croyance notamment,  ou la  séparation des pouvoirs ; mais la soumission sincère des gouvernants à l’idée démocratique, l’extrême vigilance des citoyens et des contre-pouvoirs et l’adoption d’un mode de scrutin approprié. Une démocratie construite sur la seule base d’une constitution démocratique finit toujours par se corrompre à l’épreuve du pouvoir.  C’est très exactement ce qui se passe en Tunisie.

Une majorité de citoyens n’hésitent plus à condamner ouvertement la transformation de notre démocratie naissante en une république moribonde. Elle est choquée de constater que ce sont les appareils des partis politiques qui imposent le choix du premier ministre et non l’autorité ou le rayonnement des candidats au poste. Elle est choquée de voir le premier ministre se soumettre aux diktats et intrigues des appareils. Elle est choquée de voir les ministres nommés non sur leur qualité personnelle et leur sens de l’Etat, mais sur la base des quotas, source d’inflation ministérielle et de carence.  Elle est choquée de voir l’Etat se dégrader de jour en jour, les institutions, fussent-elles provisoires, détournées et perverties par le jeu politique, l’exécutif paralysé et déconsidéré. Elle est choquée de voir se multiplier les reniements, les revirements et les coalitions opportunistes, éphémères ou contre-nature. Elle est choquée de voir le débat politique tourner au pugilat verbal pour atteindre le sommet du ridicule et de l’absurde. Elle est choquée de voir le pouvoir impuissant face à l’aggravation de la situation sécuritaire, diplomatique et socioéconomique.  Hélas, trois fois hélas, la majorité des Tunisiens ne fait pas encore le lien entre cette déconfiture et le mode de scrutin adopté.

Que l’on ne s’égare plus, les déboires de la coalition actuelle ne tiennent pas seulement aux hommes désignés pour gouverner ou à leur étiquette politique. Ils tiennent aussi au mode de scrutin choisi. La proportionnelle  est par nature un mode qui incite à la multiplication du nombre de partis politiques et qui conduit à des coalitions construites sur des ambitions personnelles,  dans les alcôves et non sur la place publique, ce qui est bien le cas en Tunisie. La proportionnelle est par définition un mode qui instaure l’instabilité, la carence du pouvoir et le marchandage, ce qui est encore une fois le cas en Tunisie. L’abaissement continu et inquiétant de l’Etat n’a donc pas pour seule cause les atermoiements de la phase transitoire, l’inexistence d’une constitution ou le manque de professionnalisme du personnel politique, mais le régime des partis tel qu’il est instauré de fait par la proportionnelle de liste.

Certains justifient le recours à la proportionnelle au nom de la pluralité, d’autres au nom du consensus qui doit prévaloir en phase de transition, d’autres encore au motif qu’il faut contrecarrer la mainmise d’un parti politique déterminé sur la représentation nationale. Ces motifs ainsi que d’autres non avoués sont fallacieux. La pluralité ne se mesure pas au nombre de partis politiques représentés dans un parlement mais au nombre d’écoles de pensée et de projets politiques présentés par les uns et les autres. Le grand nombre de partis politiques nuit, au contraire, à la clarté du débat politique et pousse les électeurs à s’abstenir ou à voter sur d’autres critères nuisibles à l’unité nationale comme on l’a constaté lors des élections du 23 Octobre 2011. Par ailleurs, un mode de scrutin ne doit pas être circonstanciel, choisi pour empêcher tel ou tel parti d’obtenir une majorité relative ou alors il faut en changer à chaque élection. A ceux qui prétendent, sans apporter de preuve, que le parti Ennahda aurait pu obtenir plus sièges à l’ANC si on avait recouru  à un autre mode que la proportionnelle, on peut répondre que rien n’est moins sûr et qu’au contraire, le mode majoritaire uninominal à deux tours aurait pu mobiliser davantage d’électeurs en faveur des autres partis opposés à ce parti. Quant au « consensus », nous savons ce qu’il en est dans la pratique au sein de l’ANC et ailleurs.      

Aucun mode de scrutin ne peut évidemment prendre en compte tous les avis ou satisfaire toutes les préoccupations, surtout si elles sont contradictoires et partisanes. Mais le choix de la proportionnelle de liste en Tunisie est tout sauf judicieux et responsable. Ce mode n’a pas permis et ne permettra jamais de dégager une majorité politique suffisamment cohérente et soudée pour diriger efficacement le pays, et ce pour une raison simple : la proportionnelle induit la  division, la surenchère, l’instabilité, la déloyauté et favorise la démagogie, le populisme et l’irresponsabilité. Sur ce plan, la conduite de certains partis politiques tunisiens constitue une illustration et une preuve. Au surplus, dans une contrée où les hommes sont portés naturellement à la division et le nombrilisme, le bien commun aurait dû imposer de ne pas choisir un mode de scrutin qui encourage ce penchant. Dans un pays où des problèmes essentiels attendent d’être résolus depuis plus d’un quart de siècle,  la lucidité aurait dû inciter à choisir un mode de scrutin qui permet à l’exécutif de s’appuyer sur une majorité large, stable et disciplinée.

Le mode majoritaire offre de meilleures garanties. Il offre d’abord l’avantage de la simplicité puisqu’il s’agit d’attribuer un siège  (scrutin uninominal) ou plusieurs sièges (scrutin pluri nominal)  à celui ou ceux qui ont obtenu le plus de voix. Il se distingue surtout par la proximité des élus par rapport à ceux qui les ont fait élire. Ainsi un député doit-il son élection tout autant au parti politique qui l’a désigné qu’aux électeurs qui ont voté pour lui. Le mode majoritaire à un tour est appliqué en Grande-Bretagne où la vie politique est dominée par un nombre limité de partis politiques. Mais il n’est pas transposable dans une situation marquée par la présence de plus de 140 partis. Si l’on vient à l’adopter, il aboutirait grosso modo à une situation guère différente de celle crée par la proportionnelle de liste.

Reste le scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Celui-ci offre plusieurs avantages. Le premier est d’ancrer le fait majoritaire dans la vie publique puisque la réussite au premier tour est conditionnée par l’obtention d’une majorité absolue des voix au second tour. Le second avantage est d’inciter aux coalitions préélectorales et non post-électorales, une condition nécessaire à la transparence et à la solidité des coalitions. Le troisième est de créer les conditions requises au fonctionnement régulier du régime dont la stabilité. Le quatrième, et non des moindres, est de rendre la représentation politique moins dominée par les appareils des partis politiques et plus proche des citoyens et de leurs préoccupations.

Le débat sur le mode de scrutin va bientôt commencer à l’ANC et ailleurs. Il doit être l’occasion pour les Tunisiens de s’en saisir afin d’empêcher que le jeu des partis politiques ne prenne le dessus sur l’intérêt supérieur du pays. Dans l’état, seul un mode majoritaire uninominal à deux tours est à même de donner les moyens à l’exécutif pour travailler sérieusement sur les vrais problèmes du pays. Dans le cas contraire, peu importe la majorité qui sortira des prochaines élections, la Tunisie continuera à souffrir de l’instabilité et de la paralysie, qu’elle adopte un régime présidentiel ou un régime parlementaire.

Une constitution équilibrée et démocratique est une condition nécessaire à l’établissement d’un régime réellement démocratique, mais le mode de scrutin constitue le moyen d’assurer le bon fonctionnement de ce régime. Jusqu’ici, on s’est intéressé à la seule structure du logis, il s’agit maintenant de se pencher un peu plus sérieusement sur les conditions de l’agencement et de l’habitabilité de ce logis.  
 

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