Diplomatie tunisienne : entre hier et demain
Depuis le traité de Westphalie et la proclamation du principe de l’Etat-nation de 1648, bien des changements ont affecté ce concept ainsi que les concepts dérivés tels que la souveraineté, les politiques étrangères, les relations internationales ou encore études stratégiques. De l’Etat-nation à la mondialisation les relations internationales ont vu leurs champs se fragmenter pour inclure les instances internationales à vocation politique, juridique et économique et sociale. Fragmentation mais aussi spécialisation et interdépendance. Néanmoins, les relations internationales et son outil majeur qui est la diplomatie ont connu un rétrécissement de leurs champs d’action et une focalisation sur la dimension économique faisant ainsi de la dimension politique un champ subordonné qui avoisine celui des relations publiques dans le domaine commercial.
Cette nouvelle donne s’est accentuée depuis Adam Smith et sa théorie développée dans The Wealth of Nations (1776) et la pacification des relations internationales pour garantir une meilleure circulation des biens, la dimension économique est devenue une discipline à part entière des relations internationales qui s’ajoute à la dimension sécuritaire elle-même présentée comme une condition sine qua non au bon fonctionnement du système économique international. L’internationalisation touche ainsi tous les domaines, de l’économie à la sécurité en passant par la justice et les systèmes normatifs représentés par les instances internationales qui prolifèrent dans le cadre de la société des nations.
Si on salue tous les progrès relatifs à l’universalité des droits de l’homme, les traités et les conventions qui réduisent les risques de conflits et les disputes de territoires il demeure néanmoins que l’enjeu de puissance, et l’émergence d’autres formes hégémoniques (puissance économique, militaire, politique et médiatique) ont vu le jour et entravent la prépondérance du droit international sachant qu’entre contraignants et non-contraignants, les traités et les conventions restent soumis au pouvoir politique, lui même sujet à variations selon les impératifs économiques et sécuritaires.
Il est à noter tout de même que le droit international évolue aux forceps à travers des initiatives qui de prime abord apparaissent comme « saugrenues » étant donné leur caractère avant-gardiste. C’est dans ce cadre que s’inscrit la proposition faite récemment par le Président de la république tunisienne visant la création d’une Cour Constitutionnelle Internationale à-même de dire le droit en matière de légalité et de conformité aux conventions internationales régissant l’organisation, le déroulement et les résultats des élections et constituant ainsi une voie de recours à une instance supranationale jouissant d’un pouvoir contraignant qui rendrait bien plus difficile la reconnaissance de régimes illégitimes et non représentatifs. De telles initiatives font évoluer le droit international vers un système normatif sur fonds de droits universels humains. De telles initiatives sont à-même non seulement de propulser la Tunisie au rang des nations protectrices des droits de l’homme mais contribuent aussi à élargir le champ d’action que couvrent les relations internationales. La Tunisie libérée du joug de la dictature s’offre ainsi la possibilité de contribuer autant que faire se peut à l’évolution du droit international et son adhésion aux traités et conventions internationaux telle que la ratification en mars 2011 du Statut de Rome relatif à la Cour Pénale Internationale ne font que renforcer cette tendance.
L’ouverture démocratique en Tunisie a donné lieu à cette double action de ratification et d’initiative juridique qui aurait été impensable il y a à peine deux ans. La diplomatie tunisienne s’est déployée depuis janvier 2011 à travers le monde pour inscrire la Tunisie dans un mouvement irréversible visant à consolider l’Etat de droit et à rendre difficile pour ne pas dire impossible tout retour sur des droits acquis. Ce nouveau statut que la Tunisie tente d’acquérir est le préalable à toute ambition de développement économique et social. C’est ce point névralgique qui détermine le présent et surtout l’avenir du notre pays. Comment mener de pair une action diplomatique dans sa dimension politique d’un côté et la création de conditions favorables à ce développement économique et social de l’autre le tout sur fond de coopération internationale sécuritaire ? Tel est le défi que doit relever la diplomatie Tunisienne. La diplomatie tunisienne se doit d’envisager ces trois axes majeurs de manière concomitante. Pour ce faire, le processus démocratique en Tunisie se doit d’être accompli selon les critères de la transparence, de la bonne gouvernance, de la responsabilité (accountability) et de l’Etat de droit. La rédaction de la nouvelle Constitution et l’engagement ferme et sans équivoque sur la voie démocratique en seront les premiers paramètres de jugement. L’édification d’institutions démocratiques indépendantes et notamment celles relatives à la justice et aux media et la consécration des libertés, toutes les libertés, individuelles et collectives serviront d’arguments majeurs à notre diplomatie. Pour que ces arguments puissent acquérir toute la pertinence qu’ils méritent ils doivent avoir comme références les normes internationales en vigueur et reposer sur des éléments objectifs, quantifiables et vérifiables localement et internationalement. Ainsi notre diplomatie se doit de construire son argumentaire sur une solide connaissance du droit international et sur la pertinence des réformes entreprises qui s’y rattachent.
Les réformes étant toujours « en chantier » l’argumentaire de la diplomatie tunisienne reste faible et nécessite d’autres paramètres pour pouvoir convaincre à savoir, le pouvoir d’établir des liens de confiance voire des relations personnelles qui renforcent les éléments objectifs en cours de concrétisation. La transition démocratique étant un processus long et en dents de scie, sachant aussi que les bonnes intentions ne suffisent pas non plus, il devient impératif d’intensifier les contacts et de bâtir un argumentaire à partir des acquis démocratiques si fragiles soient-ils. Les coups de butoir tels que les événements du 14 septembre, l’assassinat du martyr Chokri Belaïd et les déclarations intempestives et peu rassurantes de certaines figures politiques tunisiennes constituent quelques-uns des obstacles à la diplomatie tunisienne qui se trouve de ces faits déstabilisée perdant ainsi une partie de la confiance et de la crédibilité durement construite auparavant. Raison pour laquelle, notre diplomatie se trouve dans cette zone fragile et incertaine, entre hier et demain incapable de passer à la phase de concrétisation, celle qui se matérialise par des réalisations concrètes sur le terrain en terme d’investissements directs étrangers ou en coopération technique et sécuritaire.
Il ne suffit pas d’avoir un potentiel humain et naturel favorable, une histoire et une culture d’ouverture pour faire évoluer l’argumentaire diplomatique au rang de la pertinence économique. L’Etat de droit et la sécurité sont les conditions nécessaires à la stabilité du pays et à son attractivité. Il incombe ainsi à l’élite tunisienne d’assumer ses responsabilités et de créer les conditions favorables à une diplomatie crédible et conquérante soutenue par un chapelet de réformes démocratiques et institutionnelles qu’elles soient d’ordre politique ou économique (code d’investissement, système de taxation, incitations, système juridique, transparence et responsabilité). La convergence du politique et de l’économique trouve ainsi toute sa pertinence au service d’un développement social sans lequel ces mêmes institutions démocratiques ne peuvent se construire et se pérenniser.
La diplomatie tunisienne se trouve aujourd’hui sur une corde raide, où le diplomate agit comme équilibriste, se trouvant le plus souvent dans la posture d’un Sisyphe obligé sans cesse de recommencer le matin ce que d’autres ont détruit la veille. Il est néanmoins à noter qu’un an et demi après les premières élections libres en Tunisie, notre diplomatie a enregistré quelques réalisations qui, si elle n’ont pas encore permis de mettre définitivement à l’abri notre pays, ont du moins assuré un soutien politique et économique étranger qui préserve à notre pays toutes les chances de réussir. Notre diplomatie a ouvert des portes jadis fermées en Afrique et en Amérique Latine, a marqué des points outre-Atlantique et en Asie et doit gérer autrement le scepticisme de nos voisins européens. La Tunisie a désormais l’initiative diplomatique et une aura que la révolution lui a conférée.
La fenêtre d’opportunité, comme disent les anglo-saxons, que la Révolution nous a offerte ne restera pas ouverte indéfiniment, faisons en sorte qu’elle se transforme en boulevard balisé par le droit international. Pour être crédible et respecté commençant par nous respecter nous-même et le respect commence par la responsabilité.
Hédi Ben Abbes
Premier conseiller diplomatique
auprès du Président de la République