Nouvelles orientations prises par la Banque Centrale de Tunisie : une crédibilité à toute épreuve
Afin de contenir les pressions inflationnistes qui revêtent désormais un caractère global et structurel, le dernier conseil d’administration de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) du mois de mars 2013, appuyé par un prestigieux comité de politique monétaire récemment créé, a initié une série de mesures inédites en ajustant à la hausse le taux d’intérêt directeur de 25 points de base pour le porter à 4% tout en décidant le déplafonnement du taux de rémunération des dépôts à terme, le relèvement du taux minimum de rémunération de l’épargne et l’assouplissement graduel des mesures prises en octobre 2012 portant sur la rationalisation des crédits à la consommation par la réduction du taux de la réserve obligatoire y afférent.
Ces mesures émanent d’une nouvelle doctrine monétaire qui peut paraître paradoxale pour les profanes de la profession. A l’envers des logiques ou des illogiques partisanes, devenant de plus en plus exécrables et frisant le ridicule (technique et médiatique), l’objet de cette contribution est de fournir, en revanche, un décryptage de l’opportunité de cette démarche sans précédent qui semble la plus résiliente pour cette troisième année de transition en Tunisie.
1. Un retour rapide à la chronique des tensions inflationnistes
A la fin du mois d’août 2012, lorsque le conseil d’administration de la BCT a décidé de relever de 25 points de base le taux d’intérêt directeur, pour le porter à 3,75%, le glissement annuel de l’indice général des prix s’élevait à 5,6% en juillet contre 5,4% au cours du mois de juin 2012. En glissement annuel, l’indice général des prix à la consommation a connu par la suite une évolution stationnaire pour s’établir à 5,7% au mois de septembre, 5,3% au terme du mois d’octobre, 5,5% au mois de novembre et 5,9% en décembre 2012 (gravitant à 6% en janvier 2013, il s’est rétabli à 5,8% à fin février 2013 en relation avec les soldes d’hiver). D’une manière générale, et en moyenne annuelle, le taux d’inflation a atteint 5,6% en 2012 contre 3,5% enregistré en 2011, en relation principalement avec la hausse des prix de tous les groupes de produits, et en particulier les produits alimentaires dont les prix ont augmenté de 8,4% à la fin de l’année précédente. C’est dire que le premier ajustement du taux directeur était encore insuffisant au vu des retards et délais d’ajustement connus sur l’inflation.
2. Le dépistage des déterminants de l’inflation
Ces tensions inflationnistes semblent donc inertielles (permanentes ou persistantes) durant la récente période, avec des reprises imputables :
- à des facteurs conjoncturels : hausses des cours des matières premières et de l’énergie importée,
- à des facteurs devenus structurels de la demande interne : accroissement des prix des produits alimentaires en raison de la demande excédentaire sur le marché libyen et corrélativement à la contrebande des exportations agroalimentaires vers la Libye, les pratiques spéculatives anti-concurrentielles sur les marchés de gros et de détail, les dérapages et absences de contrôle sur les circuits de distribution et la prolifération de compartiments informels généralisés.
- corrélativement, à des risques de mouvements inflationnistes dus à la progression de la demande interne. Ce diagnostic découle de ce que les initiés qualifient d’output gap (ou d’écart de la production par rapport à son potentiel). Ce dernier était négatif depuis la période de post-révolution, passant de +1,82 en 2010 à -2,31 en 2011 et -1,95 en 2012. Néanmoins, une augmentation de 0,36 points est relevée entre 2011 et le troisième trimestre de 2012 (en glissement annuel), ce qui signifie globalement un comportement haussier de la demande agrégée. A priori, cette expansion de la demande ne justifie plus une relance par la demande de consommation.
- à des effets de pass-through liés à l’inflation importée du fait de la dépréciation nominale effective du taux de change, relativement à l’euro notamment. Une dynamique en fait incontournable face à l’ampleur de la détérioration du déficit commercial et courant depuis le début de la transition il y a plus de deux ans, du fait de l’effet limité du taux de change sur la compétitivité des exportations dans une période de transition ayant coïncidé avec une situation de récession dans la zone euro. Néanmoins, la BCT a fourni d’indéniables efforts pour soutenir le taux de change via des interventions sur le marché de change afin d’ajuster le différentiel d’inflation par rapport aux partenaires.
- à des facteurs exogènes (incertitudes sur le climat des affaires, réglementaire et d’investissement notamment).
- à la spirale prix - salaires du fait des augmentations successives des salaires suite aux revendications syndicales durant la période de transition.
Néanmoins, l’inflation sous-jacente (core inflation), hors produits alimentaires et produits subventionnés (norme véritable pour juger des interventions des autorités monétaires), est passée de 3,6% en 2011 à seulement 4,1% en 2012 en termes de variation annuelle. Une hausse soutenable de seulement 0,5% figurant parmi les plus faibles des minis contre-performances réalisées par des standards comparateurs et concurrents d’autres pays émergents ayant mis en place ou non un régime de ciblage formel de l’inflation.
3. L’impact des facteurs monétaires
La reprise des tensions inflationnistes à partir de la moitié de l’année 2012 est aussi imputable, mais à une échelle moindre, à des facteurs de détente (assouplissement) monétaire (monetary easing) liés aux injections de liquidité sur le marché monétaire (quantitative easing) initiées massivement par la BCT durant la première période de transition en 2011, et couplées aux baisses précédentes, à la fois du taux directeur de 100 points de base globalement et des réserves obligatoires de plus de 10% sur les dépôts dont la durée est inférieure à 3 mois (credit easing). Il s’en est suivi un money gap autonome sur M3 assez important.
En fait, le refinancement massif par la BCT du système bancaire au début de la période de transition l’était certes en réponse à la crise de liquidité globale des banques du fait de la décélération des facteurs autonomes (forte hausse des billets et monnaies en circulation en concomitance avec la baisse des actifs nets sur l’étranger et en particulier des avoirs nets en devises). Cependant, le resserrement de la liquidité bancaire a en même temps amplifié les coûts de ressources liés à la mobilisation des dépôts, du fait des tensions sur les taux d’intérêt sur les certificats de dépôts et les billets de trésorerie, notamment suite à la mesure prise par la BCT en début de l’année 2012 de plafonner les taux des dépôts à terme à TMM + 1%.
Parallèlement, alors qu’une grande part de la liquidité bancaire fournie à cette période par la BCT via le dispositif des appels d’offre devait en principe être allouée à la couverture des risques non provisionnés associés aux prêts non recouvrables, une circulaire N°2011-04 a autorisé les banques à un rééchelonnement de créances pour un volume estimé à fin avril 2012 à plus 5 milliards de dinars, soit 7,7% du PIB, ou près de 5% de plus du ratio global de créances classées, réduisant artificiellement ce dernier à 13% au lieu de 18%. Cet antagonisme antérieur a permis aux banques de libérer des fonds alloués aux crédits à la consommation, ce qui a probablement été source aussi de reprise inflationniste.
4. La nouvelle doctrine monétaire de la BCT : l’impératif du resserrement de la politique monétaire (monetary tightening)
Du fait des arguments précédents, des modulations impératives de la politique monétaire se sont imposées. Elles reposent d’abord sur les spécificités intrinsèques des délais de transmission des impulsions de politique monétaire sur l’inflation en Tunisie. Seuls les canaux monétaires (crédits bancaires, taux de change et taux d’intérêt) étant en fait opératoires, il est particulièrement relevé que le canal du taux d’intérêt directeur (taux d’appel d’offre) demeure parfois neutre voire inélastique s’il n’est pas accompagné par une action à la hausse sur le taux moyen du marché monétaire (TMM).
Or, la lecture de l’évolution du taux d’intérêt interbancaire moyen montre qu’il s’est situé à 4,25% en février 2013, contre 4,14% en janvier 2013 et 4,10% en décembre 2012, convergeant en fait et même dépassant le taux de la facilité de prêt fixé auparavant à 4,25%. Ceci s’est traduit globalement par un TMM supérieur de fait à l’ancien taux directeur (3.75%) d’une moyenne de 50 points de base. C’est à ce titre que la BCT a d’abord répercuté, lors de son avant dernier conseil d’administration de février 2013, totalement l’écart net moyen de 50 points de base sur le corridor des taux de facilités permanentes de prêts et de dépôt.
C’est ainsi que les taux des facilités permanentes ont été modifiés de sorte que la facilité de prêts à 24 heures aux banques est assortie d’un taux d’intérêt égal au taux directeur de la BCT (3,75%) majoré d’une marge de 75 points de base (soit 4,50% l’an au lieu de 4,25% auparavant). En revanche, la facilité de dépôt à 24 heures est assortie d’un taux d’intérêt égal au taux directeur de la BCT minoré d’une marge de 25 points de base, soit 3,50% l’an.
Si bien que cette mesure a été favorable à l’ajustement à la hausse du TMM, elle a été complétée actuellement, à titre d’effet de signal et d’anticipation, par une deuxième hausse du taux directeur de 25 points de base. Ce resserrement monétaire (monetary tightening) est d’autant plus opportun qu’il ne sert plus à rien actuellement de relancer la croissance par une reprise de la demande de consommation via la politique monétaire en situation de tensions inflationnistes. Une politique budgétaire contracylique étant beaucoup plus efficace en cette situation de crise. D’ailleurs, l’accélération des impulsions budgétaires programmées (notamment par la loi de finance et le budget de l’Etat 2013) peut, si elles sont pleinement exécutées, contribuer à une relance du PIB comprise entre 0.5% et 0.7% (selon des multiplicateurs budgétaires estimés).
5. Les autres antidotes de l’inflation : les posologies d’emploi dans la boite à outils de la BCT revisitées
Bien que la BCT ait abandonnée graduellement la politique du full allotment (qui consiste à refinancer unilatéralement la totalité des besoins de liquidité des banques), en re-calibrant ses opérations de refinancement sur la base de ses propres prévisions des besoins de liquidité des banques, elle a continué à mener un programme à deux niveaux dans le cadre d’une stratégie séquentielle de sortie des mesures non conventionnelles :
Agir sur les stabilisateurs automatiques par un réglage fin (fine tuning) des facteurs autonomes
- Poursuite du renflouement des billets et monnaie en circulation au secteur bancaire : la bonne performance en matière de gestion de la liquidité globale du secteur bancaire depuis la fin du troisième trimestre de 2012 associée aux décisions successives de retrait et reconversion de certains billets de banque, ont permis la poursuite du retour des billets de banque au secteur bancaire. Cette stratégie a considérablement réduit l’intervention de la BCT sur le marché monétaire à seulement 2.774 MDT en mars 2013 contre 4.786 MDT en décembre 2012. La composante monétaire de l’inflation s’est vue ainsi quasiment divisée par deux.
- Consolidation des actifs nets sur l’étranger et en particulier les avoirs nets en devises : outre la reprise escomptée de l’activité des principaux secteurs exportateurs (tourisme, industries chimiques, mines et énergie), et en dépit d’un contexte de fragilité dans la région MENA, la BCT a réussi à émettre en décembre 2012, un emprunt obligataire sur le marché japonais d’un montant de 25 milliards de yens assorti de la garantie de la Banque Japonaise pour la Coopération Internationale (JBIC) avec des conditions très avantageuses en termes de maturité (10 ans) et de taux des coupons (1.19% l’an), soit le niveau le plus faible de toutes les émissions obligataires réalisées auparavant par la Tunisie, mais aussi un niveau beaucoup plus faible que celui concédé par exemple au Maroc lors de sa dernière émission d’un emprunt obligataire sur le marché international avec un taux de 4,25%. Cet effort est poursuivi actuellement par des négociations en cours de finalisation avec le FMI d’un accord de confirmation (stand by) à titre préventif (matelas de précaution) d'une valeur de 2700 millions de dinars.
- Un meilleur dynamisme du compte courant du trésor : c’est le cas dans la dernière période, avec l’approvisionnement des banques par l’Etat pour le paiement des salaires ou de ses fournisseurs, ce qui a permis substantiellement de diminuer l’ampleur du refinancement.
Agir sur la structure des ressources du système bancaire
Pour contourner radicalement les contraintes liées au déficit de liquidité globale du système bancaire, l’option de recapitalisation de certaines banques (notamment publiques) est en cours d’étude. En attendant, pour optimiser les conditions d’accès des banques aux ressources, la BCT a procédé au relèvement du taux de rémunération de l’épargne au-delà du taux minimal de 2,5% auparavant autorisé.
Cette mesure est plus qu’opportune. D’une part, du point de vue macroéconomique, elle permettra de réduire le déficit structurel de l’épargne par rapport à l’investissement dont souffre l’économie tunisienne depuis des années. D’autre part, du point de vue de l’industrie bancaire, elle permettra de contrecarrer les surenchères que pratiquent les banques sur les dépôts des institutionnels, les certificats de dépôts et les billets de trésorerie, sources de rémunérations et d’exubérances irrationnelles et donc de coûts de ressources élevés. D’ailleurs, dans le même ordre d’idées, l’autre décision de déplafonnement des taux des dépôts à terme au-delà de la norme actuelle de TMM + 1% est venue compléter cette doctrine dans le but de réduire les tensions sur les taux d’intérêt des certificats de dépôts et des billets de trésorerie.
En guise de conclusion
Sur le plan du standard international en matière de conduite de la politique monétaire et de gestion de liquidité du système bancaire, il est incontestable que les dernières initiatives de la BCT, et d’ailleurs aussi les précédentes, depuis au moins le dernier semestre, semblent techniquement opportunes pour contenir et juguler l’inflation. La reprise en main des marges de manœuvre d’une politique monétaire active après une période de désarmement accommodant s’amorce à petits pats mais à pats de géant. Seule une extrême naïveté peut s’aventurer à remettre en cause ce constat.
Car, faut-il encore le rappeler, le cahier des charges désinflationniste de la BCT ne se limite en fait qu’à l’aspect monétaire. Mais l’inflation n’étant pas seulement d’origine monétaire en Tunisie, d’autres facteurs exogènes à l’institut d’émission posent autant de contraintes au cadre opérationnel régissant les instruments dont il dispose. A en juger par l’inflation sous-jacente, dont nous avons ci-dessus exposé la teneur. La BCT performe actuellement à 4% de cible implicite et réalisée, ce qui est en somme un exploit en cette période de transition difficile. Mais la BCT n’étant pas, et ne sera pas, partie prenante des autres dérapages spéculatifs sur les marchés ni d’ailleurs de la contrebande informelle qui s’y produit, sources de quasi-explosion des prix des produits alimentaires et autres notamment. Il serait une hérésie d’associer tels phénomènes à son mandat. C’est à ce titre que les dernières décisions prises récemment par la commission gouvernementale ad hoc sur l’inflation (encadrement des prix, stocks régulateurs et autres mesures coercitives) tenteront, espérons le, de boucler l’histoire, et ……. toutes les autres histoires ……….
Voilà où nous en sommes sur l’état de l’art du central banking le Mardi 2 Avril 2013.
Prof. Sami Mouley
Professeur de Finance Internationale
Université de Tunis