Technocrate, vous avez bien dit technocrate !
Le débat a porté dernièrement sur la nécessité de faire appel à la technocratie pour former un gouvernement compétent et efficace. Il s’agit là d’une perception commune qui appelle quelques commentaires.
Un technocrate est défini couramment comme un «partisan de la technocratie; personnage politique ou haut fonctionnaire qui agit, décide en fonction de données techniques ou économiques et sans donner la priorité aux facteurs humains», ou bien un homme ou une femme qui fait «prévaloir les données techniques ou économiques sur les facteurs humains» ou encore un «haut fonctionnaire spécialisé dans la gestion, l’administration, qui privilégie l’aspect technique des problèmes au détriment de leur aspect humain». Dans un sens péjoratif, un technocrate est perçu comme «un pur théoricien déconnecté de la réalité», privilégiant l’abstraction et ignorant délibérément les aspects humains, sociaux ou empiriques de la réalité sociale et humaine. N’empêche, on attribue à la technocratie une certaine compétence, une rigueur et une rationalité que ne posséderaient pas les élus et les hommes politiques, perçus comme incompétents ou vénaux. Cette perception est évidemment trop «primaire» pour être objective. D’abord parce que la compétence d’un technocrate est généralement limitée à un domaine particulier, de sorte que son expertise demande à être «ajustée» en fonction d’interrelations et d’interdépendances touchant à d’autres domaines et requerrant d’autres expertises.
Ensuite parce que la vie sociale et économique ne peut se résumer à la mise bout à bout d’expertises particulières. Il faut bien finir par synthétiser l’ensemble des données, procéder aux arbitrages et établir un plan d’action qui tienne compte des réalités politiques, socioéconomiques et «culturelles», réalités qui se situent en dehors des compétences purement technocratiques. Enfin parce qu’il existe bien des élus et des hommes politiques qui possèdent quelques compétences économiques et techniques. Le problème ne situe donc pas à ce niveau, mais dans la répartition des tâches entre technocrates et hommes politiques. Par définition, les technocrates ne sont pas des élus. Ce sont généralement des hauts fonctionnaires, des universitaires et des spécialistes dans leur domaine. A ce titre, ils n’ont aucune légitimité pour se substituer aux élus et décider à leur place. Ils ont par contre la tâche d’aider à la prise de décision, et ce en explicitant tous les scénarios possibles ainsi que leurs conséquences économiques, financières et sociales. Le but est d’éclairer les hommes politiques «décisionnels» sans peser sur eux de quelque manière que ce soit. Par définition aussi, du moins dans un régime démocratique, les hommes politiques sont des élus qui assument leur responsabilité et acceptent la remise en cause de leur mandant en fonction des résultats obtenus. Ils ont évidemment intérêt à s’informer et à écouter les divers avis pour décider selon certains critères, dont l’intérêt général et le sens de l’Etat. Cela demande tout de même un minimum de compétences techniques. Dans un monde devenu complexe, l’exercice des responsabilités gouvernementales requiert une certaine professionnalisation du personnel politique.
C’est d’ailleurs là tout le problème de la classe politique tunisienne actuelle, qu’elle soit au gouvernement ou dans l’opposition. En effet, cette classe ne brille pas particulièrement par sa connaissance des dossiers ou par sa grande écoute. A sa décharge, un exil intérieur (ou extérieur) qui l’a tenue loin des réalités économiques et techniques et l’a rendue incapable de se mouvoir efficacement dans les méandres de l’inertie administrative. Mais après tout, le Néo-Destour lui-même a finalement produit peu d’hommes politiques qui soient aussi technocrates, et ce malgré trente ans de pouvoir. Nos partis politiques ne sont toutefois pas quittes pour autant. Dans une démocratie, c’est en effet à eux de préparer les hommes et les femmes politiques à la gestion des affaires publiques. Or ils ne le font pas ou si peu et cela transpire à travers leur langage, leur raisonnement et leur façon d’aborder les problèmes. Ce déphasage est évidemment très préjudiciable au pays car sa résorption sera d’autant plus difficile à réaliser qu’il s’agit d’une affaire de culture et de génération. Quoi qu’il en soit, deux constats historiques s’imposent. Le premier est que le recours aux technocrates pour former un gouvernement constitue généralement l’apanage classique des régimes autoritaires ou dictatoriaux.
Par haine du «politique» et de la représentation nationale, ces régimes ont fait abondamment appel à la technocratie sans d’ailleurs que l’on puisse apporter une quelconque preuve d’une efficacité supérieure ou d’une corruption moindre. Le second, et j’en témoigne personnellement, l’action d’un ministre est largement tributaire de sa légitimité électorale et de son assise politique. S’il s’agit d’une légitimité «par délégation» comme c’est le cas dans un régime ultraprésidentiel, la prime à l’immobilisme prévaut fatalement sur l’initiative personnelle et le sens du devoir. Il ne faut cependant pas voir dans ces propos un quelconque encouragement à l’établissement d’un régime parlementaire ou une caution donnée aux tribulations nauséabondes et désastreuses de la «majorité» parlementaire actuelle.
H.T.