Cinquième audience du procès Kazdaghli: l'expertise du certificat médical initial, clé de l'affaire
Le procès du Doyen Habib Kazdaghli a été abordé, la semaine dernière, au Forum social mondial au cours de la conférence de presse tenue par l’Association tunisienne de défense des valeurs universitaires (ATDVU) au Campus universitaire d’EL Manar, le mercredi 27 mars 2013, du débat organisé le même jour par la même association sur le thème des violations des libertés académiques et de l’autonomie institutionnelle, de la séance consacrée par l’Observatoire des libertés académiques à la même question le vendredi 29 mars ainsi que dans le débat consécutif à la projection, à El Mechtel et dans le cadre des activités du Forum , de l’excellent film Voices after Revolution (Voix après la Révolution) de la réalisatrice Gisela Baumgratz. Ce documentaire évoque, dans sa partie consacrée à la période de transition, les atteintes aux libertés académiques à la Manouba.
Le Forum social mondial au procès
Dans un échange de bons procédés et au nom d’une tradition de solidarité internationale avec les causes nobles et justes qui a souvent montré son efficacité, le public cosmopolite du Forum s’est rassemblé le 28 mars devant le tribunal de première instance de la Manouba. De nombreux altermondialistes ont fait le déplacement d’El Manar à la Manouba pour se montrer solidaires du Doyen Courage, devenu dans le monde entier une icône de la défense des valeurs académiques.
Grâce au Forum social mondial, l’audience des défenseurs tunisiens des libertés universitaires s’est accrue et la coalition de leurs partisans s’est élargie tant en Tunisie qu’à l’étranger. Nos frères algériens, marocains, égyptiens et nos amis africains, français, belges, suisses, italiens, allemands, américains, latino-américains ont constaté notre détermination à défendre l’Université. Ceux parmi eux qui se sont rassemblés devant le tribunal ont eu tout le loisir de constater, à la faveur de la grève décrétée ce jour-là par le Syndicat et l’Association des magistrats, que les juges tunisiens dans les tribunaux et les universitaires dans les facultés menaient le même combat, celui de l’autonomie et de la neutralité du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif et législatif pour les premiers, celui de l’autonomie et la neutralité de l’institution universitaire par rapport au pouvoir politique et au pouvoir religieux pour les seconds. Les juges n’ont-ils pas arrêté le travail, le 28 mars dernier, pour protester contre le projet de loi qui consacre la dépendance de la magistrature en permettant aux pouvoirs exécutif et législatif de nommer, au sein de l’Instance provisoire de l’ordre judiciaire, plusieurs représentants ? Le Doyen de la FLAHM, sous le couvert d’une charge punissable par la loi, ne comparaissait-il pas, en réalité, ce jour-là et pour la cinquième fois devant ses juges, pour avoir refusé la négation des libertés académiques par l’Islam politique et l’asservissement des règles de transmission du savoir et de la connaissance elle-même à des considérations politico-religieuses sectaires et dogmatiques ?
Un hymne, à la liberté, à la patrie et à l’autonomie de l’Université et de la justice
Ce sont ces convictions qui expliquent l’ardeur régénérée des universitaires, des militants syndicaux et associatifs de plusieurs secteurs et leur forte mobilisation à l’approche de chaque audience. Chaque rassemblement a été une occasion pour défendre à la fois les libertés académiques et l’indépendance de la magistrature. Celui du 4 avril n’a pas dérogé à la règle comme le montre l’appel du 2 avril 2013 émanant d’une soixantaine d’associations et de syndicats et exhortant les universitaires et la société civile à se rassembler devant le Tribunal de première instance de la Manouba pour « défendre l’autonomie de l’Université, les libertés académiques et réclamer l’indépendance du pouvoir judiciaire ». Les banderoles et pancartes brandies ou accrochées aux grilles du tribunal se sont faites l’écho de ces mots d’ordre.
A chaque comparution, nous retrouvons des dinosaures qui sont des piliers de toutes les résistances depuis une trentaine d’années. Nous craignons l’usure et la lassitude des plus jeunes militants. Mais nous sommes constamment surpris par leur persévérance et chaque fois émerveillés par la grande affluence des manifestants que n’ont limitée ni « la concurrence » d’autres rassemblements plus mobilisateurs comme celui organisé devant le palais de la justice à Bab Benat par le Front populaire pour amener le ministère de la Justice à faire rapidement la lumière sur l’assassinat du leader Chokri Belaïd, ni la décision du syndicat de la Faculté des Lettres, des arts et des humanités de la Manouba, en proie à un dilemme cornélien entre le devoir de solidarité avec le Doyen et l’intérêt des étudiants, de ne pas décréter la grève en raison de l’approche des examens de fin d’année. Même si de nombreux habitués des rassemblements de solidarité avec Habib Kazdaghli ont préféré soutenir la manifestation du Front populaire et que l’un des avocats du Doyen, Maître Hédi Labidi s’est joint à ce rassemblement, l’affluence n’en a pas souffert. Nous avons eu l’agréable surprise de voir de nombreux étudiants de la FLAHM non politisés participer pour la première fois au rassemblement. Leurs camarades, qui avaient cours, ont tenu à se solidariser avec leur Doyen en signant une pétition qui a recueilli, quelques heures à peine après sa diffusion environ trois cents signatures. Les étudiants présents ainsi que le luthiste Zouhaïr Khaskhoussi, un musicien engagé qui revient à la charge après avoir égayé de ses chansons le rassemblement du 28 mars, ont conféré à la manifestation un caractère allègre et contribué à créer une atmosphère conviviale et bon enfant. Les étudiants, imités par des enseignants encouragés par l’ambiance festive, ont repris en chœur après l’artiste plusieurs chansons du répertoire engagé et même amoureux. Après l’hymne national, le public a eu droit à la chanson de Nazem Al Ghazali, en vogue en Tunisie depuis le décès de Chokri Belaïd, Hayak Baba Hayak, parce que le martyr l’a chantée quelques jours avant sa mort au cours d’une émission de la chaîne privée Ettounsia, et à d’autres chansons du patrimoine musical arabe engagé souvent chantées par la foule pendant les manifestations comme « Nous extirperons l’oppression de notre terre ».
L’expertise du CROM, clé du procès
Comme prévu dans mon dernier article publié sur le site de Leaders et intitulé Feuilleton judiciaire de la gifle imaginaire : quand verrons-nous le bout du tunnel ? , le procès a été reporté. Mais il s’agit, cette fois-ci, d’un court ajournement de deux semaines qui dissipe les craintes d’un verdict prononcé lors des vacances scolaires de l’été. La prochaine audience, qui sera la dernière – ainsi en a décidé le président de la Cour visiblement gêné par le marathon judiciaire qui fait traîner cette affaire depuis le 6 mars 2012 – a été fixée au 18 avril prochain pour accéder à une requête présentée par les avocats des deux parties pour l’examen d’un rapport d’expertise établi par le Conseil régional de l’ordre des médecins (CROM) de Tunis à la demande des avocats du Doyen et transmis à la Cour pendant cette cinquième audience.
Pour comprendre la logique des reports répétés depuis la rupture du délibéré le 17 janvier 2013, il faut rappeler que cette décision judiciaire, qui constitue un jugement préliminaire, a été prise d’abord pour auditionner des témoins à décharge qui ont été entendus le 6 mars 2013, ensuite et surtout pour faire toute la lumière sur la conformité du certificat médical initial (CMI) délivré à la plaignante avec le code de déontologie médicale et les dispositions réglementaires de forme et de fonds relatives à l’établissement de ce genre de document.
Les avocats du Doyen de la FLAHM, estimant que ce CMI était entaché de complaisance, avaient déposé dès le mois de décembre 2012 auprès du CROM de Tunis une plainte accusant le médecin des urgences de l’hôpital d’Ettadhamen d’avoir rédigé un CMI qui a enfreint les règles déontologiques(cf mon article intitulé Vers un épilogue heureux de l’affaire de la gifle imaginaire publié sur le site de Leaders http://www.leaders.com.tn/article/vers-un-epilogue-heureux-de-l-affaire-de-la-gifle-imaginaire?id=10387). Le CROM de Tunis a, conformément à la procédure en vigueur, auditionné le médecin urgentiste sur les manquements constatés et énumérés dans ledit article (utilisation de l’expression « trace de gifle » qui n’a rien à voir avec la terminologie médicale consacrée par la profession et qui trahit un parti pris en faveur de la plaignante en adoptant sa version des faits, l’absence d’horaire d’examen, l’établissement du diagnostic « d’état anxio-dépressif » erroné dans le cas d’espèce, les doutes quant à l’examen de la plaignante et à la vérification de son identité, la durée excessive du repos accordé au regard de la marque de violence constatée). Il a communiqué les résultats de son enquête au Conseil national de l’ordre des médecins (CNOM) qui semble en avoir fait, conformément à la tradition, un résumé succinct avant de les transmettre à la justice. C’est – semble-t-il – parce que le rapport du CNOM n’était pas exhaustif que les avocats du Doyen ont tenu à mettre à la disposition de la Cour l’expertise du CROM plus édifiante au sujet des infractions commises. Tout en se déclarant prêts à entamer les plaidoiries si la Cour n’accédait pas à leur demande, les avocats du Doyen ont sollicité l’ajournement dans le souci de consulter à tête reposée cette expertise exhaustive et de l’utiliser dans leurs plaidoiries comme un document « à décharge ». C’est l’intention d’étudier attentivement le document, dans l’espoir de récuser son contenu, qui explique l’insistance des avocats de la plaignante à solliciter le report.
L’expertise du CROM semble, d’après des sources très bien informées, avoir confirmé les infractions suspectées par les avocats du Doyen. On croit même savoir que le médecin a avoué, lors de son audition, ne pas avoir vérifié l’identité de la femme niqabée qui s’est présentée aux urgences. Il semble avoir reconnu, qu’en utilisant dans son CMI la formule tendancieuse « trace de gifle », il n’avait fait que rapporter les propos de la patiente alors qu’il aurait dû procéder à un examen physique complet de cette dernière. Il a, par là même, omis les étapes de l’inspection et de la palpation de la rougeur détectée (érythème, dans le jargon médical) en raison des convictions religieuses de la niqabée qui lui interdisent de se faire examiner par un homme !
En rompant le délibéré pour auditionner les témoins à décharge et prendre connaissance de l’expertise du CNOM, elle-même réclamée par les avocats du Doyen comme un document le disculpant des charges retenues contre lui, la Cour semble avoir posé, comme hypothèse de travail, l’innocence de l’accusé. Aujourd’hui, elle dispose, en plus du rapport du CNOM, de l’expertise précise du CROM. Ces deux documents vont constituer très probablement des preuves supplémentaires et des arguments massues( dans le sens d’arguments irréfutables mais aussi d’armes) pour valider cette orientation. Tout porte à croire que l’on s’achemine vers l’acquittement du Doyen. Mais peut-on encore l’assurer alors que le procès a connu depuis son début des rebondissements spectaculaires pour ne pas dire kafkaïens ?
Vivement la fin d’un procès qui traîne en longueur mais, Dieu Merci, qui donne à mes amis l’occasion de rire à mes dépens en me taquinant sur « ma connivence avec des juges » qui reportent sans cesse le procès pour me permettre de disposer d’un riche matériau pour mes Nouvelles Chroniques du Manoubistan !
Habib Mellakh,
universitaire, syndicaliste,
professeur de littérature française à la FLAHM