News - 07.04.2013

Bourguiba, un homme de grande culture

merci à Leaders d’avoir exhumé cette émouvante correspondance de Bourguiba au procureur de la République de Monastir et dans laquelle il portait plainte contre son inique embastillement.

En cet anniversaire de sa disparition, nombreux sont les Tunisiens qui se rappellent l’extraordinaire journée du  1er juin 1955 avec émotion et nostalgie. Le peuple était alors uni, tel un roc. Cette journée historique - au sens le plus complet du terme –  vit le  retour triomphal de Bourguiba quand pratiquement tout le pays se retrouva à Tunis.  Comme les Tunisiens se souviennent de ses fameux (et souvent délicieux) discours, de sa phénoménale mémoire lorsqu’il déclamait «La mort du loup» d’Alfred de Vigny ou des passages entiers d’Hernani de Victor Hugo. J’ai personnellement très peu approché le zaïm  même si, à Bizerte, feu mon père avait toujours de ses nouvelles par le canal de son ami le  leader Habib Bougatfa et de la presse du Destour : Al Horriya, Mission… Il n’en demeure pas moins que sa visite, le 15 janvier 1952, est gravée dans  la mémoire de tous les Bizertins… Comme, bien entendu, la guerre de juillet 1961 contre le colonialisme et ses bases militaires, guerre qui a fait tant de victimes dans cette ville pourtant toujours au premier rang dans les combats pour l’indépendance, sous la houlette de Bouchoucha, de Bougatfa, de Ben Saber, de Nouri  et de tant d’autres.

Maître de conférences à l’Université, j’ai été nommé en 1973 professeur. Ce qui m’a valu  une invitation à rencontrer le Président à Carthage. Il suivait en effet de près les premiers pas de l’Université récemment installée au Campus. J’ai été frappé par sa petite taille. Je l’imaginais bien plus grand. Affable et d’accès facile, Bourguiba me demanda dans quelle  spécialité j’avais obtenu, en 1967, mon doctorat. «Electrochimie organique, M. le Président» répondis-je. Il partit alors d’un grand éclat de rire et me dit : «Savez-vous comment s’appelait mon professeur de chimie organique à Sadiki?» Sur ma réponse négative, il dit, toujours en riant : «M. Doubledent !» Puis, me prenant par le bras, il me demanda le plus sérieusement du monde: «Si Larbi, dites-moi, le carbone est-il toujours tétravalent ?» J’ai été réellement éberlué. Voilà un homme qui a obtenu le diplôme du Collège Sadiki (1) et le baccalauréat vraisemblablement au début des années 1920, qui a étudié par la suite à Paris le droit et fréquenté, rue Saint Guillaume, l’Ecole des Sciences Politiques. Un demi-siècle plus tard, il est capable de se souvenir  du  programme de chimie organique de la Terminale ! Par cette question, non seulement il montrait une mémoire phénoménale mais révélait en même temps l’«honnête homme » comme aurait dit Montaigne. Il faisait ainsi état d’une compréhension claire de l’évolution de la Science et des théories scientifiques pour lesquelles rien n’est parole d’Evangile et où nulle autorité n’est acceptée pour l’Eternité fut-elle celle de Van’t Hoff et Lebel, les pères, en 1874, de la tétravalence du carbone.

Je ne pus m’empêcher d’admirer cet homme… qui, pourtant m’a fait souffrir - ainsi que ma famille et de nombreux camarades de lutte - quand en 1962, j’ai été élu Secrétaire Général de la Corporation des Etudiants tunisiens de l’UGET à Paris - la plus importante en nombre d’étudiants hors Tunis - corporation qui avait le tort énorme de ne comprendre aucun délégué étudiant destourien.  Elle fut promptement  dissoute et ses membres exclus de l’UGET  sous le fallacieux  prétexte  d’un télégramme envoyé au Chef de l’Etat au sujet du complot. Nous, les étudiants tunisiens à Paris, avions eu, en effet, le tort - aux yeux du pouvoir - de condamner sans ambages et fort clairement, dans cette missive rédigée suite à  une AG,  le complot de 1962.  Mais, dans le même temps, nous demandions le respect de la Constitution quant à la séparation des pouvoirs, appelions en outre le gouvernement à procéder à un examen de conscience et à tirer les leçons de ce coup de tonnerre. Bourguiba et les dirigeants de l’UGET à Tunis ne pouvaient admettre une telle liberté de ton et un tel rappel à l’ordre. L’autoritarisme du pouvoir s’exprimait une fois de plus, cinq ans après l’Indépendance. Déjà, le périodique de gauche « Tribune du progrès » était suspendu, « L’Action » (quotidien du Néo-Destour) et Abdelaziz Laroui se déchaînaient contre les étudiants….

Quoiqu’il en soit, Bourguiba, décédé  le 06 avril 2000, ne méritait ni cet odieux enfermement  ni cet indigne enterrement, lui qui aurait aimé déclamer face  aux Ben Ali, aux Trabelsi,  à leurs comparses cette tirade de «Ruy Blas»  de Victor Hugo :

Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !

 

Mohamed Larbi Bouguerra

(1) - Etonnamment, certains billets de 20 dinars, portent la mention « Ecole Sadiki », traduction littérale de « médersa » ?! Regrettable !


 

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