Pour un inventaire dépassionné du legs bourguibien
La commémoration du décès de Bourguiba a donné lieu à des effusions qu’on n’avait pas connues depuis belle lurette. Avec le temps, les vieilles rancunes se sont estompées pour laisser la place au mythe. Dans une belle unanimité, les hommes politiques, y compris ses plus farouches contempteurs se sont répandus en louanges sur le premier président de la république tunisienne.
Pourtant l'occasion était propice pour procéder à un inventaire dépassionné du legs bourguibien, sans tomber dans l'hagiographie, ni dans le dénigrement comme on le fait si souvent. Mis à part les islamistes, tout le monde reconnaît à Bourguiba des qualités de grand homme d'Etat. Ne compte-t-il pas à son actif de très belles réalisations : le code du statut personnel qui a libéré la moitié de la population jusque-là marginalisée ; la démocratisation de l'enseignement qui a favorisé l'ascension sociale, instauré le planning familial qui nous a fait éviter en l'espace d'une génération, une dizaine de millions de bouches à nourrir, éradiqué les endémies : variole, trachôme, paludisme, poliomyélite en permettant à des millions de Tunisiens l'accès gratuit aux soins de santé de base.
Mais son bilan, aussi brillant soit-il, laissera un goût d'inachevé. Pourquoi cet homme d'exception, dont l'esprit s'est formé au contact des écrits des philosophes des lumières (Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire) s'était-il toujours refusé à «injecter» la démocratie, même à doses homéopathiques comme le lui proposait le célèbre juriste français, Maurice Duverger ? Bourguiba aimait à dire que la démocratie ne se décrétait pas mais se méritait. Sous son long règne, les Tunisiens ont eu droit à l'instruction, à la santé, à la mobilité sociale, mais jamais à la démocratie tout simplement parce qu'il pensait, sincèrement, qu'ils ne la méritaient pas.
Les grands hommes d'Etat ont ceci de commun qu'ils ne tiennent pas en haute estime leurs peuples. De Gaulle qualifiait les Français de veaux. Plus méprisante était l'attitude de Bourguiba envers les Tunisiens. Voici ce qu'il déclarait à Jean Lacouture, le 21 mars 1969 : «Des siècles de décadence, de misère, engendrant le nomadisme, avaient effrité les villages, les hommes, en faisant ce qu’un publiciste français appelait une poussière d’individus. C’est cette poussière d’individus que j’ai commencé à réunir, en lui parlant son propre langage»(1). De Gaulle était démocrate, même après son retour aux affaires en 1958 avec l'appui de l'armée française d'Algérie et des pieds noirs. Bourguiba ne l'a jamais été. Pourtant, deux grandes occasions s'étaient offertes à lui : d'abord, au lendemain de l'échec de l'expérience des coopératives en 1969-70 lorsqu'il a lancé la consultation nationale. Un grand défouloir qu'il a dû interrompre, lorsqu'on a commencé à critiquer le monopole du PSD. Ensuite, après l'instauration du multipartisme, en 1980-81. L'expérience s'est terminé en queue de poisson avec des élections truquées, comme elles ne l'ont jamais été. Sa volonté irrépressible d'humilier Ahmed Mestiri avait pris le pas sur la nécessité de répondre aux aspirations de son peuple à la démocratie.
Cette tradition dictatoriale s'est perpétuée pendant les trente premières années de l'indépendance,puis poussée sous Ben Ali jusqu'à ses ultimes conséquences, en parfait décalage avec le niveau social et culturel atteint par les Tunisiens. Bourguiba aimait parler aux Tunisiens. Peut-aurait-il fallu qu'il les écoute davantage.
Hédi Béhi
(1) Jean Lacouture, « 4 hommes et leurs peuples », pp.187 le Seuil, 1969