Opinions - 12.04.2013

L'économie tunisienne est dans la balance, elle a besoin de la sagesse des politiciens

« Le comptable est le véritable économiste à qui une coterie de faux littérateurs a volé son nom ; P.J.  Proudhon, système des contradictions économiques ou philosophie de la misère p.125 »

La querelle des chiffres est inutile

Pierre Joseph Proudhon est un théoricien socialiste du 19ème  siècle. Malgré ses écrits révolutionnaires (« philosophie de  la misère », 1846, « le peuple, la voix du peuple », 1850) ce philosophe était un adepte des chiffres et des statistiques. D’après sa formule ci-dessus,  le comptable est le vrai économiste mais celui qui se dit économiste n’est qu’un faux littérateur qui ne mérite pas son nom .

Dans le language contemporain du 21ème  siècle on aurait pu dire la même chose à propos des statisticiens qui savent calculer des chiffres et savent les utiliser pour juger une économie. Ils seraient aujourd’hui  les véritables économistes selon le point de vue de Proudhon.

De nos jours on distingue bel et bien entre les différents spécialistes : les comptables de l’entreprise, les comptables nationaux, les statisticiens, les économistes et même les gestionnaires.

S’agissant des économistes il est évident qu’ils ne peuvent se passer aujourd’hui des chiffres fournis par les statisticiens. Selon leurs chiffres l’appréciation de la situation économique du pays peut varier d’un économiste à un autre et de la sorte  on peut assister à une querelle entre spécialistes ou disons une controverse entre experts qui travaillent sur des chiffres précis au centième près et qui discutent alors sur des centièmes de points, ce qui est  pratiquement peu utile pour le grand public.

Pour le cas d’aujourd’hui, nous cherchons à juger globalement de l’économie tunisienne, de la mettre sur la balance pour voir si elle est en bonne santé ou si elle est souffrante.

Nous ne cherchons pas la finesse des résultats, ni la précision absolue des chiffres. Nous nous satisfaisons des tendances générales permettant une appréciation globale de la santé de l’économie tunisienne.

Quelques indicateurs de la situation économique

Dans un article publié le 20 février 2013 sur les colonnes du quotidien la Presse, sous  le titre « Economistes, politiciens et gouvernement de technocrates », j’ai appelé les économistes à prendre part au débat politico-économique du pays en affirmant que la transition démocratique du pays n’est pas seulement l’affaire des politiciens ou des juristes.

Un mois plus tard soit le 20 mars 2013, le quotidien le Maghreb a présenté sous la plume de Zomorda Dalhoumi une synthèse sur la santé économique du pays en s’appuyant sur trois analyses différentes : celle du gouverneur de la BCT, le Professeur Chedly Ayari, celle de Mr Ezzeddine Saïdeine, l’expert en économie et finance et celle du Professeur Hechmi Alaya, expert économiste. Chacun de ses éminents économistes a présenté sa version des faits et a commenté la situation à sa façon de telle sorte que la journaliste a pu choisir un titre révélateur pour chaque analyse.

Pour le Professeur Chedly Ayari, le titre est ainsi libellé « Notre économie est sortie du goulot d’étranglement ». Pour l’expert Ezzeddine Saïdeine : «  Ne jetez pas notre économie au sacrifice ». Enfin celui du Professeur Hechmi Alaya : « La vérité du  taux de croissance de 2012 », son article porte évidemment sur le calcul du taux de croissance de cette année (2012). L’article en question (dans le Maghreb) ne présente pas la version du Professeur Mustapha Kamel Nabli ni celle du Professeur Hussein Dimassi mais j’ai eu la chance d’assister à la conférence donnée par Mustapha Kamel Nabli. Dans le cadre du séminaire organisé le 2 février 2013 par la Fondation Temimi, son intervention avait pour titre «  Quel avenir pour l’Economie tunisienne, deux ans après la révolution ». De même j’ai assisté à la conférence donnée dans le même cadre le 16 mars 2013, par le Professeur Chedly Ayari et qui avait pour titre «  La situation économique de la Tunisie au cours des années 2011-2013 et ses perspectives d’avenir ». Si, M.K.Nabli s’est étendu sur la complexité et la diversité des sources  statistiques et sur l’urgence d’unifier aussi bien les sources que la méthodologie, C. Ayari semble avoir confiance dans les chiffres qu’il présentait (en l’occurrence ceux de la BCT).

Pour l’essentiel et pour ma part, je trouve que les évaluations données par chacun d’eux ou avancées par d’autres experts  sont proches ou presque équivalentes.

Personne n’a dit que l’économie tunisienne est actuellement florissante. Tous les experts, tous les économistes s’accordent pour dire que la situation économique est réellement préoccupante.

Essayons de voir rapidement la situation à travers les chiffres de la BCT et cités par C. Ayari.
Par rapport à 2011, l’année 2012 a enregistré une légère amélioration de la production nationale soit un taux de croissance de 3,6%, avec une certaine amélioration dans la plupart des secteurs économiques dont notamment les services marchands ( hôtellerie, café, transport). L’activité touristique  reprend et les rentrées de devises venant des tunisiens résidents à l’étranger connaissent une certaine relance. De même, à l’exception des industries manufacturières, la plupart des secteurs économiques retrouve le rythme habituel de leurs activités. Les investissements directs étrangers se sont améliorés en 2012 passant de 1615,9 millions de dinars en 2011 à 2996,1 millions de dinars en 2012.

Ce côté positif peut être attesté par l’évolution des indicateurs suivants :

Indicateurs

2010

2011

2012

Prévision 2013

Taux de croissance économique

3,1%

-1,9%

3,6%

4,5%

Taux d’investissement national

24,5%

21,5%

22,4%

22,6%

Taux de chômage des diplômés du supérieur

13%

18,9%

16,7%

_

Disponibilité en devises

- En millions de dinars

- En jours d’importations

 

13003

147

 

10582

113

 

12576

119

 

_


A part ces éléments, somme toute, positifs et encourageants, les autres indicateurs sont en baisse et vraiment préoccupants, l’endettement s’accroit de 10 points de 2010 à 2012 ( 47% contre 37%) et risque de s’aggraver. Le déficit commercial atteint un record en 2012 soit 11,6 milliards de dinars, environ 1 milliard de dinars de déficit par mois. La dette publique avoisine les 50% du PIB. Le déficit courant (commercial + services) passe à plus de 5765 millions de dinars en 2012  en raison de l’explosion du déficit commercial. Il parait que durant janvier et février 2013, une certaine amélioration a été enregistrée. Le classement de la Tunisie selon les principales institutions de cotation internationales s’est dégradé. L’inflation qui a  persévéré  en 2011 a atteint des records en 2012 (environ 5,6%) et tend à s’accentuer en 2013 ce qui réduit énormément le pouvoir d’achat du citoyen consommateur. Les chiffres indiqués dans le tableau suivant sont éloquents.

Indicateurs

2010

2011

2012

Déficit courant de la balance en % du PIB

4,7

7 ,3

8 ,1

Déficit public en % du PIB

1,1

3,5

5,1

Taux d’inflation (moyenne)

4,4

3,5

5,6

Taux d’épargne

21,7

16,8

16,1

On peut discuter longtemps de la véracité de ces chiffres en général comme on peut contester certains taux, par exemple celui de l’inflation ou même la façon de le calculer. Mais ce qui est sûr et que personne ne peut contester, c’est que l’économie tunisienne n’est pas en bonne santé, elle n’est sûrement pas dans une situation normale et acceptable.

Le chômage global est important : 23, 3% en 2010, plus de 33,3% en 2011 et environ 32% en 2012. Le chômage des diplômés du supérieur reste aussi important, plus de 16%. L’inflation qualifiée de virus de l’économie contemporaine devient insupportable et l’endettement atteint des niveaux records et même si la production globale reprend son élan elle reste toujours insuffisante. Ce sont là des faits significatifs sur lesquels les spécialistes peuvent s’accorder aisément. Les optimistes diront qu’ils ne sont pas catastrophiques et que la Tunisie peut retrouver le chemin de la croissance à certaines conditions. Les pessimistes qualifieront ces indicateurs comme catastrophiques mais diront aussi que la Tunisie peut retrouver le chemin de la croissance si certaines conditions sont remplies rapidement et avant qu’il ne soit trop tard.

Concrétement, devant une bouteille remplie à moitié, les optimistes diront que la bouteille est à moitié pleine alors que les pessimistes diront que la bouteille est à moitié vide.

Le point de vue  des citoyens

A ce stage il convient de voir le jugement porté par la population sur la situation économique du pays, c’est ce qu’on appelle la perception des citoyens- consommateurs. D’après le sondage réalisé par Sigma-Conseil et le journal Le Maghreb  ( voir le numéro du 10 avril 2013), nous avons des indicateurs qui ne trompent pas. En effet au-delà des chiffres, au-delà des indicateurs, il y a le vécu du citoyen, c'est-à-dire son bien-être et sa vie quotidienne en tant que travailleur, consommateur et acteur de la vie socioéconomique. A ce niveau les chiffres sont éloquents. 80% des tunisiens interrogés ne sont pas satisfaits de la conduite générale du pays et 87% ne sont pas satisfaits de la situation économique du pays. Ce niveau de mécontentement pèse lourd dans la balance ; il est le résultat d’une certaine politique et il est à l’origine du mal de l’économie.

La solution appartient aux politiciens

Concernant ce mal de l’économie, tous les économistes qu’ils soient comptables d’après l’assertion de Proudhon ou statisticiens d’après la terminologie actuelle indépendamment des chiffres (plus ou moins élevés), sont unanimes pour dire que l’économie tunisienne repartira à la hausse si les politiciens cessent de se quereller et s’ils se mettent d’accord sur une feuille de route pour le restant de la période de la transition démocratique.

En premier lieu, qu’ils se mettent d’accord sur une date pour les prochaines élections, qu’ils mettent fin à toute forme de  violence, qu’ils finissent de rédiger la constitution garantissant toutes les libertés et les principes fondamentaux de la démocratie (notamment liberté de la presse, indépendance  de la justice et garantie des droits civiques). Globalement la Tunisie a besoin d’une trêve sociale, d’une stabilité politique et d’une réconciliation nationale permettant aux uns et aux autres de reprendre confiance. Les hommes d’affaires ont besoin de cette confiance pour investir et créer des emplois ; les citoyens ont besoin de cette confiance pour épargner et investir aussi. Le maître mot pour une reprise économique est la confiance de tous et pour tous. C’est ce que j’appelle la grande réconciliation nationale. Qui peut redonner cette confiance,  seul le gouvernement  peut construire cette confiance en appliquant une politique concrétisant les valeurs fondamentales de la Révolution Tunisienne c'est-à-dire les libertés et la dignité. C’est dire  que nos problèmes économiques sont aujourd’hui entre les mains des responsables politiques.

Les libertés seront assurées par le maintien de l’ordre par les moyens légaux en excluant toute violence ; la dignité sera assurée en offrant aux citoyens des conditions de vie normale, en combattant par tous les moyens possibles l’inflation qui ronge notre économie et en créant des postes d’emploi pour les chômeurs.
En conséquence et indépendamment des chiffres avancés par les économistes et statisticiens, l’économie tunisienne est souffrante, elle a besoin de la sagesse des politiciens. On peut terminer par la métaphore suivante l’économie tunisienne est assimilée à un arbre vivant qui réagit normalement à son  milieu environnent non atteint encore par un gêne mortifère. Il vit actuellement avec une eau saumâtre qui freine sa croissance et qui à long terme risque de le  détruire. Cet arbre a besoin d’une eau douce non contaminée. Pour le sauver  il suffit de remplacer l’eau saumâtre par de l’eau potable en quantité suffisante. La vanne de cette source en eau  potable est entre les mains du pouvoir en place. C’est à lui que nous économistes nous nous adressons.

Mustapha Zghal
Docteur et Professeur Emérite à la Faculté
des Sciences Economiques et de Gestion de Tunis
Université de Tunis-El Manar