Pour un nouveau modèle économique
Le plan d’ajustement structurel mis en œuvre en 1986 conformément aux recommandations des institutions financières internationales pour sauver le pays de la faillite économique a été prolongé au cours des années 1990 par des politiques macroéconomiques fondées sur la discipline budgétaire et la stabilité monétaire dans un contexte d’ouverture économique. La Tunisie a continué à s’inscrire dans un paradigme d’ajustement structurel. La contraction des dépenses publiques, leur faible efficacité, l’atonie de l’investissement privé, la fragilité du tissu des PME, la faible attractivité des IDE expliquent la modeste contribution de l’accumulation du capital physique à la croissance.
Quant au capital humain, on note une qualité décroissante qui concerne tous les niveaux du système éducatif, l’inadéquation de la formation académique et professionnelle aux besoins de la société et du système productif, la baisse de la rentabilité de l’investissement éducatif (comme l’atteste la forte montée du nombre des chômeurs diplômés), l’exode des élites vers l’étranger ou le non retour de nos meilleurs étudiants qui préfèrent faire carrière dans les pays développés ont progressivement pesé sur l’accumulation du capital humain et la baisse de la productivité du travail.
Notre insertion dans la division internationale du travail est restée passive car notre spécialisation est restée figée dans des activités basées sur l’abondance du facteur de travail peu qualifié et la production de produits à faible valeur ajoutée qui n’a pas donné lieu à une remontée en gamme des produits et la diversification des filières plus innovantes et à forte valeur ajoutée.
L’accès des PME au financement a constitué une entrave majeure au renouvellement du tissu productif et au lancement de nouvelles activités. Le conservatisme des banques, leur faible aversion au risque, le manque de sophistication des services financiers, l’absence d’une offre de financement de long terme, un marché boursier resté encore embryonnaire et la persistance d’un contrôle politique, en particulier sur l’activité bancaire et les mouvements des capitaux, la mauvaise gestion bancaire dont l’importance du pourcentage des créances douteuses dans le volume des crédits donnent un aperçu, expliquent les défaillances et les déficiences de l’intermédiation financière.
Si à cela s’ajoute la mauvaise gouvernance politico-administrative, la corruption et les pratiques mafieuses de l’ancien régime, les pesanteurs de l’héritage de l’économie administrée, la captation des rentes de situation par des groupes d’intérêts privés, l’absences de réformes institutionnelles et économiques adéquates ou l’impact faible de celles qui ont été prises, la mauvaise répartition des richesses entre classes sociales et entre territoires, on comprend mieux pourquoi l’économie tunisienne peine à enregistrer des performances qui sont pourtant à sa portée et conformes à nos aspirations et à nos capacités.
Pour sortir l’économie tunisienne de son marasme persistant, pour développer davantage notre capacité de création de richesses, pour assurer un développement plus harmonieux, plus performant et plus équitable nous proposons une nouvelle vision économique et un nouveau modèle de développement basé sur les cinq axes suivants :
1 - Mutation vers une économie moins administrée et plus responsable
Le rôle d’un état moderne en tant qu’agent régulateur, incitateur, animateur, stratège et jouant la fonction d’arbitre est absolument nécessaire mais largement suffisant. En somme l’Etat ne doit pas outrepasser sa mission et ses prérogatives en devenant partie prenante dans le processus de production, intervenant lourdement dans l’économie brouillant ainsi les règles du marché. Un Etat omniprésent et trop interventionniste nuit au développement économique. La planification directive et contraignante de l’économie, la lourdeur administrative, la propriété des entreprises, des moyens de production et des banques par l’Etat ne garantissent pas la bonne gestion des entreprises qui sont sous sa tutelle et la responsabilisation de leurs dirigeants et n’est certainement pas la meilleure voie pour la prospérité économique et sociale du pays.
2 - Transition vers une économie de savoirs et de connaissances
Cela permettrait de modifier les conditions d’existence des activités productives dont la dimension immatérielle tend à s’accroître. Ceci exige l’accès à un potentiel de savoirs et de connaissances susceptibles d’être mobilisé sur une grande échelle et à tous les niveaux pour résoudre les problèmes productifs rencontrés. Cette économie de savoirs doit être basée sur le renforcement des capacités matérielles et humaines de la recherche théorique et appliquée, sur un système éducatif et de formation performants, sur une production intellectuelle et scientifique de haut niveau. Tout cela est de nature à favoriser l’innovation technologique, rend notre économie plus compétitive et offre de meilleures opportunités d’emploi pour nos jeunes diplômés.
3 - Engagement pour une économie verte basée sur les principes du développement durable
Face à la crise écologique et sociale qui se manifeste désormais de manière mondialisée (changement climatique, raréfaction des ressources naturelles, appauvrissement de la biodiversité, catastrophes naturelles, écarts croissants entre pays développés et pays en voie de développement, famine et malnutrition, croissance de la population mondiale), le développement durable est une réponse qui s’impose à tous les acteurs pour reconsidérer la croissance économique afin de prendre en compte les aspects environnementaux et sociaux du développement. Il est grand temps pour réagir et pour cela il faudra s’orienter résolument dans le développement durable et dans l’économie verte qui est une de ses composantes fondamentales.
L’économie verte peut créer de nouvelles industries propres, moins énergivores et plus dynamiques, des emplois de qualité, engendrer la croissance des revenus, tout en atténuant les effets des changements climatiques, en préservant les ressources naturelles et en arrêtant le déclin de la biodiversité. L’économie verte serait donc notre planche de salut, la grande opportunité qui s’offre à nous. En outre, elle favoriserait la relance économique et la création de milliers d’emplois.
4 - Une économie plus ouverte sur le monde extérieur
La mondialisation se caractérise par l’ouverture internationale des économies et le renforcement de la pression concurrentielle sur les différents marchés. Rien ne sert de se replier sur soi ou d’adopter une politique protectionniste qui conduit à l’isolement du pays, à l’atonie de son économie et à la perte de sa compétitivité. Toutes les expériences d’ouverture économiques conduites partout dans le monde ont montré les bienfaits de cette option pour tous les pays qui l’ont adopté car elle stimule l’économie en l’obligeant à devenir plus réactive et plus performante et permet le transfert technologique, booste nos exportations et contribue à la création de l’emploi. Les questions qui méritent d’être posées sont : comment s’ouvrir ? dans quelles conditions se fait cette ouverture (les modalités) ? Et comment lui assurer les éléments (conditions) de réussite ?
En ce qui concerne notre ouverture sur les marchés extérieurs, il va de soi que l’ouverture se fasse dans les deux sens. Cela dit, nous constatons, avec regret, que nous importons beaucoup de produits superflus, de mauvaise qualité qui envahissent nos marchés et alimentent le secteur informel, des produits qui parfois traversent nos frontières de manière illicite. Il faut lutter contre ce fléau qui porte préjudice à notre économie et accentue le déficit de notre balance commerciale. Une réflexion sérieuse doit être menée autour de cette question dans le but de lutter contre cette importation anarchique ce qui permettra d’équilibrer notre balance commerciale et assainir notre marché intérieur.
Concernant nos exportations, il importe de prendre en compte le positionnement de notre pays tant en termes de compétitivité prix (coût) que de compétitivité hors prix (qualité, différenciation des produits, innovation technologique, délais de livraison, flexibilité et réactivité). La Tunisie tente aujourd’hui de s’imposer comme un espace de localisation industrielle à proximité du marché européen. Quatre secteurs d’activité se distinguent : le textile en phase de restructuration dans un contexte de démantèlement des accords multifibres, le secteur automobile en phase de redéploiement, le secteur de l’aéronautique et les TIC en phase d’émergence. Mais on doit regarder de plus prêt d’autres secteurs porteurs et d’avenir (les services médicaux internationaux, les activités logistiques) et améliorer les activités de transport maritime (il est plus qu’urgent de moderniser le port de Rades) et le transport ferroviaire qui est resté le parent pauvre de notre politique de transport.
L’enjeu consiste à rendre le site Tunisie plus attractif pour les IDE en améliorant les conditions d’implantation et de pérennité des activités industrielles, technologiques et de services à haute valeur ajoutée. Les facteurs de production dont la mobilité internationale s’est fortement accrue tendent à s’agglomérer dans certains lieux privilégiés. Dès lors, l’attractivité consiste à capter des ressources économiques et financières et d’accroître de manière significative les effets d’agglomération afin de dégager un potentiel de croissance à travers des économies d’échelle et des externalités positives. Il va de soi qu’il revient à l’Etat de promouvoir les politiques d’attractivité globale à travers des politiques macroéconomiques (stabilité des prix, taux de change, fiscalité) d’améliorer sa gouvernance juridico-administrative (environnement réglementaire des affaires), ses dépenses publiques qui ont tendance à augmenter à un moment où la plupart des pays sont en train de les réduire ainsi qu’une politique de promotion de l’attractivité territoriale à travers l’amélioration de l’état des infrastructures, le développement des ressources humaines locales, l’encouragement de l’implantation des services liés à l’industrie, l’amélioration du cadre de vie et de l’environnement local des affaires. En fait l’amélioration de l’attractivité territoriale est du ressort à la fois de l’Etat mais aussi des collectivités territoriales, des organisations syndicales et patronales et de la société civile.
D’autre part, nos exportations doivent évoluer dans deux directions nouvelles. La première consiste à diversifier davantage nos exportations dans des secteurs où la demande mondiale s’accroît et où nous disposons d’avantages comparatifs et compétitifs existants ou en mesure de l’être. La deuxième orientation se traduit par la recherche de nouveaux marchés comme par exemple les pays émergents ou encore les marchés africains ce qui nous permet de nous affranchir des marchés traditionnels et limiter notre dépendance à l’égard des pays de l’Europe.
Une économie plus solidaire
A l’heure de la globalisation et de la mainmise des grandes multinationales, y-a-t-il une place pour une économie sociale et solidaire qui met l’homme au centre de ses préoccupations. Entre une économie privée dont le but premier est la recherche du profit et une économie publique interventionniste gérée par l’Etat, une troisième voie est possible. Celle-ci concerne des modes de production et de services (coopératives, mutuelles) et d’organisation (associations, fondations). Avec une gestion démocratique et participative produisant à la fois de la valeur ajoutée marchande (création de richesses) et de la valeur sociale (création d’emplois, éradication de la pauvreté et de la précarité, maintien de la paix et de la cohésion sociale). L’économie solidaire est aussi un moyen efficace pour remplacer le travail informel qui ne cesse de s’étendre comme un cancer qui ronge le corps économique du pays et cause de graves problèmes au secteur organisé.
Face aux nouveaux défis mondiaux qui n’épargnent pas notre pays, comme le creusement des inégalités entre pays, régions, et générations, la montée du chômage, le désengagement de l’Etat dans des dépenses à caractère social, la détérioration des termes de l’échange, le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources naturelles, de nouvelles alternatives économiques sont possibles mettant l’économie au service de l’homme, contribuant à son épanouissement et à son bien-être en l’intégrant dans le circuit économique et en assurant son insertion sociale.
Ces nouvelles orientations stratégiques et économiques auront un impact positif sur le devenir économique et social du pays assurant son développement et sa prospérité. Toutefois, il va sans dire que cela doit être complété par des politiques publiques sectorielles cohérentes, intégrées et bien ciblées ainsi que des réformes qui touchent tous les domaines d’intervention de l’Etat.
Mohamed Abdennadher