Abdelwahab Meddeb: Une constitution inacceptable
Le mercredi 24 avril 2013 a été rendu public le texte de la nouvelle constitution tunisienne proposé par l’Assemblée qui a été élue le 23 octobre 2011 pour sa rédaction. A sa lecture, je comprends pourquoi l’ensemble des experts en droit public qui ont été sollicités pour l’avaliser ont refusé de le faire. Ce texte est pervers, bavard, confus.
1. Pervers, il l’est pour ce qui concerne les références à l’islam. Les constituants ne se sont pas contentés de la reprise de l’article premier de la constitution de 1959 qui stipule que « La Tunisie est un Etat libre, indépendant, souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue, la république son régime ». Or l’explicitation, en fin de parcours, dans l’un des tout derniers articles, le 136 (sur 139), qui précise que « l’islam est la religion de l’Etat », procède d’un glissement de sens qui transforme le descriptif en prescriptif. Par cette précision, la référence à l’islam dans l’article premier ne peut plus être lue comme un constat à propos d’une société dont la majorité des membres professe l’islam. S’il dispose d’une identité religieuse déterminée, exclusive, comment l’Etat peut-il être « civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté populaire, la transcendance du droit », comme l’affirme l’article 2 ? Comment peut-il être « protecteur de la religion, chargé de la liberté de croyance, de la pratique des cultes… », tel que écrit dans l’article 5 ?
En outre, ce même article 5, destiné à garantir la liberté religieuse ne manque pas d’ambiguïté puisqu’il y est écrit que « l’Etat est protecteur de la religion » et non des religions ; or, nous savons que le dîn défini au singulier est dans le discours traditionnel l’islam même. Et le même article ajoute que l’Etat « protège le sacré », ce qui instaure une limite à la pratique de la liberté.
On comprend pourquoi cet article évoque « la liberté de croyance » : il le fait pour éluder la liberté de conscience telle qu’elle est définie dans l’article 18 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme votée à l’ONU en 1948. Cet article implique la liberté d’embrasser n’importe quelle religion, de changer de religion, de sortir d’une religion et d’entrer dans une autre, et même de n’en avoir pas.
D’évidence, les constituants jouent au plus malin pour être fidèles aux recommandations de l’organisation des Etats islamiques qui appellent à ne pas accepter cet article 18. Ce souci est repérable dès le préambule, au deuxième paragraphe où les droits de l’homme sont conditionnés en amont par « les principes immuables (thawâbit) de l’islam », en aval par « les spécificités culturelles du peuple tunisien ». Bref, face à ce refus manifeste de la liberté de conscience, le législateur se réserve le droit de recourir au commandement de la shari’a qui condamne à la peine capitale l’apostat.
Cette ambiguïté est destinée à ouvrir la voie à la shari’a dans un texte qui ne la mentionne point. Cette omission (qui n’en n’est pas une) est due au combat de la société civile contre son usage lors des débats autour de cette question le printemps 2012 dans l’enceinte de l’Assemblée constituante. En vérité, nous retrouvons dans ce texte la stratégie à laquelle nous a habitué le parti islamiste Ennahdha. Face aux protestations démocratiques, il fait semblant de reculer sans finalement rien céder. Ce qu’une main rature, une autre main le récrit sous une autre forme, travestie, déguisée. C’est ainsi que les islamistes jouent la tactique démocratique pour parvenir à instaurer l’Etat théocratique.
D’évidence le dépassement de l’archaïsme théocratique se cristallise à travers la référence explicite à la liberté de conscience, celle-là même qui est éludée par un tour de passe-passe dans le présent texte. C’est cette explicitation qui est nécessaire pour dépouiller le texte de ses visées mal intentionnées. Certes, tout texte implique interprétation, le sens tremble toujours, le lecteur peut l’orienter dans telle ou telle direction. Mais toute interprétation reste déterminée par l’horizon sur lequel débouche l’infini du sens. Or, de fait, l’horizon de cette constitution ouvre des brèches dans la logique du droit positif par lesquelles seraient introduites les dispositions de la sharî’a. Les islamistes, dans ce texte, avancent masqués. Notre rôle est de leur ôter le masque qui travestit leur dessein.
D’autres preuves confirment cette démarche. Tel l’article 22 qui affirme que « Le droit à la vie est sacré, il n’est pas admis d’y toucher sauf dans des conditions établies par le droit » : ce qui veut dire que la peine de mort est reconduite au sein même de la reconnaissance du statut sacré de la vie. Cette formulation, qui confine à l’absurde, montre que nos constituants n’ont pas le sens du ridicule.
2. Le texte s’avère bavard particulièrement dans le préambule où nous nous trouvons inondés par des considérations pseudo humanistes fumeuses qui veulent faire de la Tunisie le pays de la citoyenneté fraternelle dont la dignité et la solidarité auraient à éclairer le monde et à endosser la cause de tous les opprimés de la terre, au nom de son identité arabo-islamique, ferment de l’unité nationale, prélude à l’unité maghrébine, ajoutant un pas sur le chemin de l’unité arabe et vers l’accomplissement islamique et africain. Ce sont là des propos creux, vains, des vœux pieux dont on peut se gargariser pour flatter à peu de frais son orgueil. Mais il est légitime d’y voir aussi une logorrhée destinée à noyer la diversité constitutive de la Tunisie, laquelle ne s’est pas configurée par le seul apport arabo-islamique, mais aussi par le substrat berbère, juif et africain comme par les multiples apports méditerranéens, de Carthage à Rome, de l’Andalousie à l’Empire ottoman et à la francophonie. Je rappelle que la diversité des apports de civilisation est explicitement énoncée dans la constitution marocaine de 2011 où il est confirmé que l’identité arabo-islamique du pays est enrichie par les dimensions amazigh, africaine, méditerranéenne, juive, andalouse.
Outre l’occultation de la diversité qui nourrit l’identité du pays, je vois dans cet appel à l’unité nationale, à l’origine d’un processus qui finit par un accomplissement islamique, la fin de l’Etat-Nation qui aurait pour vocation de se fondre dans l’utopie du califat.
Quant au soutien à la Palestine, il est sensé couronner la vocation humaniste ensourcée dans le fonds arabo-islamique. Mais je ne vois pas comment ce devoir politique, cet engagement idéologique, fût-il destinal, peut figurer dans une loi fondamentale. C’est la confusion entre le juridique et l’idéologique qui atteint son acmé dans la dénonciation du sionisme assimilé à un racisme, origine du malheur palestinien. Sans chercher à entrer dans le débat pour savoir si telle assertion est juste ou erronée, cette mention, pour inutile qu’elle soit dans l’économie d’une constitution, sera perçue comme une provocation par les alliés occidentaux, américains et européens. Par une telle assertion, les constituants s’engagent dans une polémique intempestive, préjudiciable, qu’ils n’auront pas le moyen de gagner dans le contexte d’une loi fondamentale qui aurait dû se concentrer sur sa tâche principale, à savoir garantir la liberté et l’égalité aux membres qui partagent leur vie au sein d’une même cité.
Or, sur ce point, le texte évite d’être explicite : nul part, il n’est dit que l’Etat garantit la liberté et l’égalité à tout citoyen, sans discriminer par le sexe, le genre, l’ethnie, la langue, la croyance. C’est pourtant le minimum attendu d’une constitution qui appartient à notre temps.
3. Cette proposition constitutionnelle s’avère encore plus confuse par sa volonté de mêler le régime parlementaire au régime présidentiel. Là encore, il s’agit de camoufler l’option pour un régime parlementaire par l’apparence d’un régime mixte. Car, paradoxalement, le président, fortement légitimé par le suffrage universel, se trouve pour ainsi dire dépouillé des attributs de l’exécutif ; il n’a autorité plénière que sur l’armée, dans un Etat où l’armée est, à tout le moins, d’une puissance relative. Et il dispose d’une cotutelle avec le premier ministre sur les Affaires Etrangères comme si celles-ci pouvaient être détachées de la politique générale. Et les rouages entre l’exécutif (en une portion congrue partagé par le président et le premier ministre) et le législatif sont tellement tatillons, tellement contraignants qu’ils ne peuvent qu’entraver la décision, ce qui engendrera la paralysie de l’Etat. Mais peut-être est-ce cela qui est recherché pour précipiter le dépérissement d’un tel Etat, sensé être une étape dans le processus qui aurait à nous conduire vers la restauration du Califat.
La même confusion s’exprime à travers l’appel à la décentralisation et à l’autonomie des régions, qui se trouvent contrariées par l’insistance sur la centralité de l’Etat.
Six mois après le délai prévu, la constitution qui nous est proposée est sous tout rapport inacceptable. Ses rédacteurs avancent masqués pour servir le projet islamiste d’Ennahdha. Aussi est-elle plus idéologique que juridique. Si elle est adoptée, ce sera le désastre de la régression et la voie ouverte vers la théocratie et la clôture archaïque. Si elle est rejetée, la crise perdurera et la légitimité des islamistes, et au-delà d’eux, des constituants toutes couleurs confondues, sera encore plus érodée. En somme, la révolution continue.
Abdelwahab Meddeb