La constitution à l'épreuve de l'urgence électoral(ist)e
La rhétorique du «Débat National» est sur toutes les bouches depuis des mois. Un débat qui, en débouchant sur une feuille de route et un consens,serait la panacée à la Crise, mais qui risque de dériver vers un arrangement politico-partisan.
Si on part de l’hypothèse que la Constitution est la première «échéance» politique de la phase actuelle, il incombe d’évaluer sa troisième moutureà la lecture de sa maturation, supposée «consensuelle».
Les termes du débat pourraient, ou devraient, se poser alors autour de trois piliers, les Droits et Libertés, le Régime Politique et la Décentralisation, et une sanction, l’adoption de la Constitution par l’ANC ou par voie référendaire.
La question seraitde savoir si le Peuple va être piégé par le débat politicien ou si ce débat va lui rendre justice
Les référencesidéologiquesdogmatiques et les arrière-pensées partisanes ont limité les horizons de la Constitution aux prochaines échéances électorales…
La colonne vertébrale de la Loi Fondamentale, la Constitution, est la philosophie qui la sous-tend et la porte dans la cohérence d’un Projet politique et de société. Car la Constitution projette le Pays sur la trajectoire des décennies à venir. Force est de constater qu’en l’état, l’avant-projet de Constitution n’exprime aucune philosophie qui met en perspective le devenirsociétal, politiqueet socio-économique de la Tunisie. A l’évidence, les références idéologiques dogmatiques et les arrière-pensées partisanes ont limité ses horizons aux prochaines échéances électorales, dans un jeu d’arrangements qui a chargé la terminologie de sens contradictoires et qui se contredisent. Des «mots-clés» ont été ajoutés ici et là à quelques articles, dans un enchaînement désordonné, pour donner le change et satisfaire les protestataires.
L’essentiel est ailleurs…
La Constitution, dans sa mouture actuelle, est minée de piègesà mots couverts, livrée à la discrétion des interprétations possibles des articles de Loi, ouvrant la voie aux entraves aux Libertés et aux restrictions des Droits. Le propos, ici, n’est pas de revenir sur une lecture détaillée du texte. Quelques illustrations suffisent : le caractère civile de l’Etat reconnu dans l’article 2 est plombé par l’article 136 qui affirmele caractère religieux intangible de l’Etat, et introduit de façon pernicieuse les bases d’un régime théocratique ; la reconnaissance de l’universalité des Droits Humains est restreinte par le particularisme culturel, référence hautement discriminatoire et liberticide ; le Droit à la grève, la Liberté d’Expression, la libre circulation et autres Droits et Libertés sont soumis à restrictions ou à exceptions ; quant à l’égalité entre les genres, elle continue à s’inscrire dans un relativisme condescendant entre le statut de partenaire accordé à la Femme et l’obligation de lui garantir l’égalité des chances…
Les Droits et Libertés du Peuple Tunisien seront, pour les années à venir et à chaque législature, livrés en pâture aux majorités parlementaires ou, pire encore, otages des manœuvres politiques, des négociations et des concessions pour la formation de coalitions pour le pouvoir.
Une classe politique enchaînée par la logique du pouvoir, pervertie par l’hypothèse de la cohabitation…
Etonnamment, l’essentiel du débat, parfois jusqu’à la confrontation, se concentre actuellement sur lesprérogatives du Président de la République et les conditions de sa candidature.
Qu’entend-on par un régime politique démocratique ? Qu’il se base sur la séparation des pouvoirs, leur indépendance et leur fonctionnalité et que des contre-pouvoirs assurent la pérennité de la Démocratie à travers les institutions et leur fonctionnement démocratiques. A n’en pas douter, l’architecture des pouvoirs, telle que proposée, est incohérente et n’obéit, encore une fois, ni à une philosophie de la politique, ni à une logique de pouvoirs démocratiques.
Mettre en place un régime politique démocratique suppose,comme préalables, de s’affranchir de la contrainte typologique – parlementaire, semi-parlementaire, présidentiel, semi-présidentiel – et de se libérer des projections dictées par l’estimation des forces en place qui préfigurent les résultats lors des prochaines échéances électorales. Or, les politiciens qui veillent à la destinée de la transition démocratique et les partis politiques qui se voient déjà en lice aux prochaines élections se sont laissés enchaînés par la logique du pouvoir, pervertie par l’hypothèse de la cohabitation pressentie (et déclarée) comme incontournable à la prochaine législature. Chacun y va, par conséquent, de sa simulation, de sa projection mais aussi de ses alliances constituées ou en formation et de ses coalitions annoncées, supposées ou tramées dans le secret des alcôves et les tractations des coulisses.
Le débat, pour cause, se résume à trouver l’arrangement pour un partage du Pouvoir qui satisferait les partis politiques et les ambitions des politiciens. Le but est d’adopter la Constitution par la seule ANC, en première lecture ou, au pire des cas, en deuxième lecture. Son adoption par la voie référendaire a été érigée en spectre ; le spectre de l’allongement des délais et celui, encore plus pervers, du vide institutionnel et du retour à la case départ. L’objectif déclaré est d’atteindre au plus vite la stabilité, mot magique qui résoudrait tous les problèmes économiques, d’insécurité, du chômage, de la dégradation du pouvoir d’achat, de la pauvreté et de la paupérisation. L’urgence annoncée est dans l’organisation, dans les plus brefs délais, des élections législatives et présidentielles.
Pourtant, si on mettait en perspective la Tunisie des décennies à venir, on se rendrait vite compte que c’est l’avenir des Libertés, des Droits et de la Justice Sociale qui font les frais de l’urgence électoral(ist)e et de l’absence d’anticipation de la dynamique des Etats et des Nations.
Quant à la question de la décentralisation, pilier d’une démocratisation authentique de la vie publique, fondement del’impulsion du développement individuel et collectif, et économique et social, elle est reléguée à un chapitre de la Constitution qui ne semble susciter l’intérêt de personne.
Si la Constitution représente l’échéance politique primordiale et imminente, le développement, dans ses dimensions plurielles, est incontestablement l’échéance primordiale d’un point de vue social et économique. Il ne peut se concevoir que dans la conjonction d’un projet de société et d’une vision prospective qui ouvre la voie à un nouveau modèle de développement économique et social, dont l’élaboration est liée à l’urgente nécessité de la décentralisation de la réflexion et du renouvellement de la Pensée.
Emna Menif
Militante politique