Une nouvelle stratégie pour le développement régional
Parmi tous les thèmes évoqués pendant la révolution tunisienne, celui du sous -développement régional en Tunisie occupe une place centrale. Par ses implications, sa dimension et sa persistance, il demeure au cœur des préoccupations des gens dans plusieurs régions en particulier celles de l’intérieur.
L’expression sous-développement régional fait référence à un niveau de développement socio-économique considéré comme insuffisant. La situation implique des carences structurelles majeures qui empêchent les espaces en cause de participer pleinement au fonctionnement de la vie socio-économique et qui occasionnent des difficultés sérieuses sur les plans de l’emploi, des revenus, du niveau des services et bien souvent de la démographie (exode, dépeuplement).
L’absence ou la piètre qualité des infrastructures de transport et des équipements socio-collectifs, la fragilité et le manque de diversification de l’économie, la forte dépendance des conditions climatiques, la dégradation des terres cultivables par des mauvaises pratiques culturales, le mode de répartition et d’appropriation des terres, le faible niveau d’instruction et de développement technologique, un taux de chômage très élevé surtout parmi les jeunes font partie des principaux problèmes qui tendent à marginaliser les espaces périphériques. L’exode de la campagne vers la ville contribue à bien des endroits à accroître les problèmes de la ville sans atténuer pour autant ceux de la campagne.
La diversité géographique de notre pays entraîne une multiplicité de choix qui doivent être coordonnés au niveau central. Il nous appartient de recenser les ressources de chaque région ses besoins et ses aptitudes, définir les richesses à protéger et/ou à fructifier et les potentialités à exploiter, dégager les grandes alternatives, pressentir les situations de crise, bref définir une stratégie régionale à mettre en œuvre. Cependant, la stratégie propre à chaque région doit être intégrée dans un cadre national qui harmonise les stratégies de chaque région.
La Tunisie enregistre un retard dans la modernisation de ses infrastructures de transport en particulier dans le domaine du transport ferroviaire, dans son organisation urbaine et dans son développement économique du territoire régional. Ce retard contribue à entretenir des tensions entre Tunis et le reste du territoire national, entre le littoral et l’intérieur, entre les villes et les campagnes. Il serait donc judicieux d’entreprendre des actions capables d’atténuer les inégalités territoriales et qui permettent un développement économique harmonieux des régions.
Les stratégies de développement doivent, d’un côté donner toutes leurs chances, dans un contexte d’ouverture sur l’économie mondiale caractérisée par l’exacerbation d’une compétitivité économique et spatiale, aux « régions-foyers » (Tunis, Sousse et Sfax) dont le potentiel économique bénéficie à l’ensemble du territoire et, de l’autre côté, cherchent à entraîner les autres régions en retard dans la voie d’un développement accompagné et induit dans un premier temps puis autonome et auto-entretenu par la suite de manière à faire participer toutes les régions à l’effort et au mouvement de modernisation du pays. Ils doivent en outre orienter le mouvement de l’urbanisation en vue de créer progressivement de nouvelles structures urbaines correspondant mieux aux exigences d’un développement durable et d’un bien-être social étendu à l’ensemble de la population.
Il convient en deuxième lieu de maîtriser les déséquilibres entre les régions. Les inégalités spatiales ne peuvent être corrigées par les mécanismes du marché. Au contraire ceux-ci contribuent, si on les laisse faire jouer librement, à les amplifier. Ici le seuil est vite atteint au-delà duquel les déséquilibres spatiaux cessent d’avoir des effets bénéfiques (en favorisant la mobilité économique et sociale) pour devenir cumulatifs et constituer des obstacles à l’essor des régions en retard. Maintenues dans la dépendance des régions-foyers, elles ont d’autant plus du mal à conquérir leur autonomie de développement.
Une politique de développement efficace doit être fondée sur un bon bilan-diagnostic. Ainsi, une étude sérieuse et approfondie sur la question régionale basée sur un important effort d’élucidation sur les plans conceptuels et méthodologique est urgente à mener afin d’arriver à définir avec plus de précisions les diverses situations de sous-développement et de marginalité qui se manifestant dans nos territoires. Il va sans dire que le choix des multiples variables qui servent à caractériser la vie socio-économique ainsi que ceux relatifs aux indicateurs de disparités doit être mené avec rigueur et efficacité. Nous pensons notamment aux indices de pauvreté, du taux de chômage, de revenu, de scolarisation, de santé, etc.…Il serait aussi opportun à l’occasion de cette étude d’engager une réforme profonde de l’institut national de la statistique (INS) dans son mode de fonctionnement, dans son mode opératoire, dans ses approches méthodologiques, dans la rigueur et l’exactitude des données fournies et de ses études menées. Par la même occasion le recensement général de la population et des logements prévu pour 2014 doit être revu et corrigé sous ses différents aspects méthodologiques et organisationnels (formulation du questionnaire, méthode de recueil des données, organisation et déroulement des enquêtes, traitement des données et mise à la disposition du public de ces données) en vue de corriger ses innombrables lacunes et mieux traduire la réalité socio-économique et le vécu de la population recensée.
Cette étude doit nous renseigner sur la nature du sous-développement, ses causes, ses manifestations et ses conséquences, son évolution dans le temps, sur la qualité de vie et le niveau de revenu des individus qui résident dans les espaces sous-développés, le coût social et économique du sous-développement pour l’ensemble de la collectivité, comment financer le développement des régions sous- développées, comment améliorer le niveau socio-économique des résidents, comment diversifier et élargir la base économique de ces régions. Cette liste de questions n’est pas exhaustive et pourrait être considérablement allongée tellement sont nombreuses les incertitudes et les idées reçues et parfois non fondées relatives aux disparités et au sous-développement.
Le sous-développement régional a fait l’objet de nombreuses interventions de l’état depuis des décennies (développement rural, programme de développement rural intégré, programmes de reboisement, de pistes agricoles, de promotion de la femme rurale, de mise en valeur agricole, d’extension des PPI, etc.…). Ce sont des actions disparates, plus ou moins intégrées qui manquaient de cohérence et de globalité et d’absence d’objectifs clairs. Il est nécessaire de procéder, à l’occasion de cette étude, à une évaluation de ces différents programmes et leur impact réel sur le plan économique et social des populations bénéficiaires. L’analyse des résultats va permettre la mise en œuvre d’un plan d’action efficace pour développer les régions du pays et qui s’articule sur les axes majeurs suivants:
- Corriger les déficiences structurelles des régions ;
- Assurer pour chaque région un niveau satisfaisant d’intégration et des structures de production évoluées ;
- Favoriser un meilleur équilibre spatial en maintenant une forme déconcentrée d’occupation du sol qui favorise les équilibres écologiques ainsi que la qualité de l’environnement ;
- Permettre une organisation urbaine puissamment structurée et fortement articulée sur son hinterland rural ;
- Assurer une hiérarchie urbaine harmonieuse. Ceci suppose d’abord qu’on évite le développement excessif d’une ville dominante (macrocéphalie de la capitale). Cela implique ensuite la confortation des villes-relais ou la création de villes nouvelles ;
- Faciliter le développement des activités qui permettent de maintenir dans le cadre régional des populations qui arrivent à l’âge actif ce qui doit permettre de réduire les migrations internes coûteuses en équipement et sources d’instabilités familiales et sociales ;
- Garantir la cohésion sociale nationale et la solidarité territoriale en octroyant aux populations rurales et celles des régions attardées une vie décente et un accès facile aux divers équipements socio-collectifs ;
- Améliorer les structures d’accueil, les équipements et la qualité des ressources humaines pouvant attirer ainsi les investisseurs potentiels locaux et étrangers. Même la qualité des infrastructures sont de peu de poids comparée à l’existence d’un environnement propice à l’innovation et aux progrès économiques et sociaux ;
- renforcer les liens et les complémentarités interrégionales.
La politique du développement régional préconisée devrait être orientée prioritairement vers la lutte contre les inégalités spatiales, économiques et sociales. Le modèle néo-classique qui mise sur des ajustements économiques naturels est inopérant. Par contre, le modèle keynésien, en vertu duquel l’intervention de l’état s’impose pour corriger les principaux facteurs de disparité est tout indiqué dans cette phase de démarrage du développement régional des régions sous-développées.
Voilà en gros les lignes directrices de cette étude stratégique qui doit être menée dans les plus brefs délais.
D’ores et déjà, et sans attendre les résultats de cette étude stratégique, on peut classer nos gouvernorats en 3 catégories selon le niveau de développement socio-économique atteint :
- les gouvernorats assez développés (le Grand Tunis, Nabeul, Sousse, Monastir, Sfax)
- les gouvernorats moyennement développés (Bizerte, Mahdia, Gabes, Médenine)
- les gouvernorats sous-développés (les autres régions de l’intérieur).
Il va sans dire que le niveau et l’intensité de l’intervention de l’état diffère selon le niveau socio-économique atteint pour chaque gouvernorat et revêt, par conséquent, un caractère spécifique et adapté.
1 - Un développement endogène pour les régions assez développées
Le modèle de développement endogène ou autonome est indiqué pour les régions ayant atteint un niveau de développement important. Il est basé sur l’utilisation des ressources locales, la capacité de contrôle au niveau local des processus d’accumulation, le développement de l’innovation. Le développement endogène est donc l’œuvre d’actions territoriales volontaires et réfléchies d’acteurs régionaux ou locaux animés par un esprit de coopération et par des valeurs partagées. Les régions réputées pour leur développement endogène font preuve d’un dynamisme propre. Les facteurs qui expliquent ces performances sont :
- Une organisation efficiente de la production industrielle en réseau de PME spécialisées dans un secteur industriel ou dans une filière de production particulière. La coopération entre firmes permet d’élever le niveau de compétitivité. On peut définir le réseau comme un mode évolutif d’organisation des processus d’innovation qui permet le développement continu de processus d’apprentissage collectif.
- Une capacité exceptionnelle d’adaptation et d’innovation du système productif localisé. Cette capacité trouve son origine dans une écoute attentive des marchés et de ce qui se fait ailleurs en termes techniques, organisationnels et commerciaux.
- L’innovation : qui est un facteur d’expansion important. L’innovation se trouve facilitée et optimalisée par la mobilité de la main-d’œuvre, la concentration territoriale des activités et des personnes qui favorise la circulation de l’information.
- Le milieu innovateur. Il ne fait aucun doute que le milieu joue un rôle important dans l’émergence des processus de création technologique. L’esprit d’entreprise, les pratiques organisationnelles, la manière d’utiliser la technique, d’appréhender le marché sont à la fois parties intégrantes et parties constituées du milieu. On peut définir le milieu comme étant un système de représentation qui constitue le support sur lequel se développe le processus d’apprentissage individuel et collectif.
- La ville, comme lieu de rencontre, d’échanges et de services diversifiés y compris de haut niveau. La ville qui atteint une taille suffisante et une concentration des hommes et des activités bénéficie d’économies d’agglomération et des externalités jusqu’à un certain niveau au-delà duquel les externalités positives laissent la place à des externalités négatives dès qu’apparaissent les problèmes de congestion et de saturation (ce que l’on constate pour la ville de Tunis et dans une moindre mesure pour Sousse et Sfax.
L’enjeu essentiel dans les régions qui connaissent de fortes densités humaines à l’instar de la région urbaine de Tunis, sera d’éviter les inconvénients d’une concentration excessive des activités et des personnes engendrant la saturation des sites urbains, des équipements et des infrastructures, l’accroissement des coûts de fonctionnement urbain (ce concept majeur est complètement ignoré et absent des préoccupations aussi bien des chercheurs que des décideurs politiques), l’augmentation des nuisances industrielles et la détérioration de la qualité de la vie y compris les actes d’incivilité et la hausse du taux de criminalité urbaine. Aussi, les efforts doivent-ils tendre à assurer une meilleure maîtrise de l’utilisation de l’espace, à faire prévaloir une répartition mieux équilibrée des hommes et des activités, de réduire le coût du fonctionnement urbain (en relation avec une politique d’aménagement urbain rationnelle et efficace) et mettre en place en temps utile des infrastructures et des équipements d’accueil suffisants.
2 - Un développement exogène pour les régions moyennement développées
Dans le cas du développement exogène, le territoire concerné est considéré comme passif. Cependant, quelques avantages le rendent moyennement attractif comme :
- Une situation et des caractéristiques géographiques assez favorables comme la proximité avec des marchés ou des régions dynamiques
- Des coûts de transport relativement peu élevés et des moyens de communication tels routes, autoroutes, voies ferrées, ports et aéroports assez proches ;
- Des espaces industriels aménagés de taille suffisante et à prix avantageux avec la possibilité d’extension dans l’avenir.
Cependant, ces régions sont incapables de se développer de façon autonome et sans l’aide de l’état. D’autre part, ces régions ne sont pas assez bien équipées en infrastructures de transport et en services socio-collectifs. Les équipements sanitaires, scolaires et universitaires, sans être absentes, sont d’un niveau moyen aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif. C’est pourquoi, l’intervention de l’état est souhaitable pour relever le niveau socio-économique de ces régions.
3 - Un développement volontariste et accompagné pour les régions en difficultés
Pour ces régions un programme spécifique devrait être lancé afin d’assurer un développement socio-économique satisfaisant permettant de rattraper le retard enregistré. Font partie du domaine de l’intervention de l’état la construction et l’amélioration des infrastructures de transport, la formation générale et professionnelle, la mise en valeur et la mobilisation des ressources naturelles, l’installation des équipements socio-collectifs et des divers services, l’adduction de l’eau potable, les subventions à l’industrie et au développement touristique, l’aménagement des zones d’activités, etc.…Ces actions et interventions visent en dernier ressort la réduction des disparités régionales et une amélioration de la croissance économique globale et du bien-être social. Pour ces régions, la priorité doit être accordée à l’activité agricole tout en veillant à résoudre tous les problèmes qui la handicapent. Des industries agro-alimentaires peuvent être aussi envisagées.
Cela dit, un programme urgent et à très court terme doit viser la solution des problèmes sectoriels ou ponctuels considérés comme très sérieux et pouvant aller jusqu’à menacer la paix sociale. Il s’agit :
- Lutter contre le chômage des jeunes et des diplômés ;
- Octroyer des revenus substantiels pour les familles nécessiteuses ;
- Construction de nouveaux logements et amélioration de l’habitat ;
- Améliorer les services de santé et de l’éducation ;
- Programmer des projets de développement rural intégré.
Ce programme prioritaire des régions restées à l’écart se fait au nom de la solidarité nationale, de l’équité sociale et territoriale et du progrès économique.
Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de préconiser une politique d’assistanat qui sera contre-productive et créera l’illusion d’une marche vers le progrès et le développement qui ne peut être qu’illusoire et éphémère. L’intervention de l’Etat pour ces régions attardées devra donc être de courte durée juste le temps de la mise en œuvre des conditions de leur décollage. Il serait important que ces régions puissent se prendre en charge par la suite et assurer un développement de plus en plus autonome. Pour réaliser cet objectif, que nous croyons être le plus grand défi qui se dresse devant les régions en retard, il serait opportun que les mentalités et les attitudes des gens changent (en particulier ne pas compter sur soi et attendre tout de l’Etat) ainsi que leur approche et leur façon d’appréhender la problématique du développement régional.
Mohamed Abdennadher
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