Am Hassen sera-t-il le dernier bourreau?
A 55 ans, il vient juste de prendre sa retraite comme le lui accorde le statut des services pénitentiaires. Il ne boit pas, ne fume pas, mais…pend. Am Hassen, lieutenant 2 galons,est le dernier bourreau de la République et espère le rester à jamais. Derrière sa grande carrure (1m96 et plus de 110 kg), au crâne souvent rasé à zéro, sa tenue de combat et ses brodequins, se cache en fait un cœur tendre et une âme compatissante. En 32 ans de service dont 17 ans au quartier haute sécurité (QHS) à la prison de Tunis puis à celle de la Mornaguia, les fameux «silouns», il aura tout vu, tout vécu. A lui seul, il avait procédé depuis 1990, à six exécutions par pendaison. La toute première, le 17 novembre 1990, a été celle du tueur en série de Nabeul, Naceur Damergi (lire encadré), la dernière, le 9 octobre 1991, a été celle des auteurs de l’attaque contre le local du RCD, à Bab Souika. Mais au côté de son mentor qui lui avait appris le métier, Am Ahmed, il avait déjà participé à nombre d’autres. Pour ceux qui étaient condamnés par le tribunal militaire à la peine capitale, l’exécution était assurée par un peloton et se faisait par balles. Souvent, en tant que surveillant au QHS, il devait y assister.
Comment devient-on bourreau de la République en Tunisie ? Et quels souvenirs garde aujourd’hui encore Am Hassen des couloirs de la mort ? Récit exclusif pour Leaders.
Son père a dû quitter la petite «sénia» familiale d’El Koubba, près de Bir Drassen, au cœur du Cap Bon, pour s’installer à Tunis à la recherche d’un emploi dans le bâtiment et s’établira à Ras Tabia. La famille est nombreuse: 13 enfants, 8 garçons et 5 filles et la vie est difficile. Très jeune alors, Am Hassen, cadet de la fratrie, s’adonnera durant les vacances à de petits boulots, pour aider son père à nourrir la famille, puis sera contraint de quitter l’école. Il postulera à deux concours : à la Garde nationale et aux services pénitentiaires. Admis aux deux, sa grande carrure étant son meilleur atout, il préfèrera ces derniers, pour éviter des affectations loin de sa famille. Après une courte formation, il ira dès 1981 à la prison civile de Tunis, alors au boulevard du
9 Avril, puis à celles de la Rabta, Mornag, successivement Zaghouan et Naassen (centre de rééducation),avant de revenir au 9 Avril, puis, après sa fermeture ( le 9 septembre 2006), à la Mornaguia.
Lorsqu’on lui proposa de travailler dans le quartier haute sécurité, très peu prisé par les agents en raison de son cadre sinistre et ses multiples contraintes, il acceptera immédiatement, espérant y gagner en expérience et pouvoir ainsi être maintenu à Tunis. Pris en main par ses aînés, feu Haj Jedi Aloui et Amor Kéfi, il apprendra petit à petit les ficelles du métier et surtout comment se comporter avec les détenus très spéciaux. Composé de 18 cellules, pour la plupart individuelles, qui seront portées par la suite à 27, le QHS (aussi appelé le pavillon cellulaire) accueille des détenus politiques de haut rang, des malades mentaux spéciaux, de redoutables grands bandits, des djihadistes, des détenus écopant de quelques jours de peine disciplinaire et des condamnés à mort. Ces derniers ne devaient pas y rester longtemps. Au bout d’un mois à 45 jours après la prononciation de leur peine et l’épuisement des recours gracieux, ils sont exécutés.
Des conditions inhumaines heureusement légèrement améliorées
Dans la plupart des cas, l’isolement est total et les conditions drastiques. Chaque détenu a juste droit à deux promenades par jour de 10 minutes seulement chacune, l’une le matin et l’autre, l’après-midi, le temps de laver ses deux gamelles, de se dégourdir les jambes dans la cour et de fumer deux cigarettes. Pour les condamnés à mort, les restrictions étaient inimaginables. Pas de droit à la visite des parents, au courrier, au panier, aux journaux, à la radio, au matelas, chaussettes, slip, tricot de corps, chaussures. Juste la tenue pénale composée d’un pantalon et d’une veste, une paire de pantoufle et deux couvertures sans rebords, hiver comme été.
Un à un, Am Hassen les sort dans la cour. A chaque condamné à mort, il remet une première, puis une deuxième cigarette, écrasera lui-même les mégots pour éviter tout risque d’incendie. A ceux qui préfèrent le tabac en poudre (neffa), il tendra deux fois un petit boîtier dont il a la charge. Les cellules sont dotées de deux portières : la première avec des grilles et la seconde épaisse et blindée. Le soir, les détenus sont enchaînés par les pieds et dans les cas particulièrement dangereux où deux détenus sont dans la même cellule, on attache aussi une main.
Les chaînes, qui faisaient partie du régime carcéral des condamnés à mort, ont disparu plus de quatre ans après les dernières exécutions, fin 1995, date à laquelle on a procédé aux premiers regroupements de détenus. Parfois, grâce à la générosité des uns et des autres, un fruit, un plat ou une friandise sont offerts. Les conditions se sont légèrement améliorées et ce n’est qu’au lendemain de la révolution que le ministre de la Justice, Lazhar Karoui Chebbi, ancien bâtonnier, décidera de mesures plus humaines: droit de visite, de correspondance, de panier, de mandat, etc.Pour les autres détenus politiques, parfois ils sont rassemblés dans une même chambrée, ce qui réduit un peu les souffrances d’isolement.
De grandes vedettes
En 17 ans, Am Hassen a «accueilli de grandes vedettes». D’abord, d’illustres dirigeants islamistes : Rached Ghannouchi, Hamadi Jebali, Ali Laârayedh, Noureddine Behiri, Samir Dilou, Sadok Chourou, Habib Ellouz, Sayed Ferjani et bien d’autres. D’autres militants, notamment Moncef Marzouki et Hamma Hammami, des extrémistes extradés, tels qu’Abou Yadh, les «barons du crime» et tous les condamnés à mort. L’objectif principal, pour lui, c’est que tout se passe bien sans le moindre incident et pour cela, il faut être un fin psychologue, toujours aux aguets, mais attentionné, en essayant de tisser de bonnes relations de confiance et de respect, sans jamais faillir au règlement.
Assis sur une chaise dans la cour de promenade, il sort le petit Livre Saint qu’il garde dans sa poche, pour en lire silencieusement quelques versets. Souvent, la conversation se limite au football et lorsqu’un détenu s’épanche sur son histoire, il se contente de l’écouter avec compassion, sans jamais aller plus loin. Puis, une fois le travail terminé, Am Hassen rentre chez lui, érigeant ainsi une barrière entre sa vie familiale et sa vie professionnelle.
La nuit de l’exécution
Le plus dur pour lui, c’est l’exécution de la peine de mort. La charge était confiée pour une longue période à Am Ahmed. Poinçonneur de son état à la Société nationale du transport, il faisait ainsi des extras à la prison civile de Tunis. Un jour, on a proposé à Am Hassen, alors tout jeune , de l’assister, du début jusqu’à la fin. Il ira alors avec lui chercher la corde auprès d’un cordelier établi à Beb Mnara, apprendra à confectionner le nœud, à préparer le bandeau pour les yeux et la cagoule pour la tête, à vérifier l’échafaudage installé sur un terrain en haut de la prison, nettoyer le bureau du juge et préparer le condamné à mort sans susciter chez lui la moindre suspicion. Entre deux exécutions, ce bureau reste toujours fermé et il faudrait donc l’aérer et y passer un bon coup de ménage.
Avec l’âge, Am Ahmed commençait à montrer des signes de lassitude. Par conséquent, il lui fallait un remplaçant. L’administration ne pouvait alors trouver meilleur successeur que son assistant, Am Hassen. Lorsqu’il est convoqué par le directeur général pour lui proposer la charge (la kourda), il ne pouvait qu’accepter, d’autant plus qu’il pouvait gagner une petite indemnité (20 D par exécution) qui lui permettait d’améliorer son maigre salaire.
Marié et père de quatre enfants dont aujourd’hui deux étudiantes, il trimait fort pour les siens. L’indemnité finira par être portée à 150 D, mais en raison
de formalités administratives au ministère de la Justice, il n’a pu en toucher la dernière tranche pour les cinq dernières exécutions.
Souvent, c’est la veille que le directeur de la prison le prévient d’une exécution. Alors, il sait ce qu’il a à faire. Tôt le matin, il s’arrange pour amener le condamné à mort à se faire raser la barbe et, l’après-midi, à prendre une bonne douche. Sans s’apercevoir de cette préparation, celui-ci y voit une marque d’attention. Le soir, au moment du verrouillage des portes, Am Hassen ferme bien la première porte en grilles et fait semblant de fermer la seconde, blindée, en faisant le même double clic, mais en fait celui de la fermeture et celui de l’ouverture. Ainsi ce sera plus facile le moment venu et ça ne fera pas beaucoup de bruit.
Une fois le juge arrivé à la prison et installé au bureau qui lui est affecté, Am Hassen part avec deux autres collègues chercher le condamné à mort. Certains finissent par éclater en sanglots ou piquer une crise, d’autres se soumettent en psalmodiant des versets du Coran, mais rares sont ceux qui essayent de proclamer leur innocence. Parfois, des scènes cocasses s’invitent dans ces moments chargés d’émotion, comme ce fut le cas avec le tueur de Nabeul.
Sa mission accomplie, Am Hassen rentre à la maison gardant pour lui le secret total. Avant de reprendra son travail, sans rien laisser transparaître. Depuis plus de 20 ans, aucune exécution n’a été effectuée, à son grand bonheur. Après la révolution,des grâces ont été accordées à des dizaines de condamnés à mort dont la peine a été commuée en perpétuité. Son vœu le plus cher est de voir la criminalité régresser, ce qui est essentiel. Quant à la peine de mort en elle-même, il y pense toujours en se demandant par quoi la remplacer afin de renforcer la dissuasion.
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