Un entretien avec le ministre de l'Intérieur: le saut qualitatif de l'institution sécuritaire
Il a fallu deux mois pour que les forces de sécurité acquièrent l’auréole qui leur faisait défaut. Le congrès avorté de Kairouan, puis les affrontements d’Ettadhamen où les membres d’Ansar Echaria se sont repliés, ont joué le rôle de révélateur. On avait découvert ce jour-là des forces de sécurité transfigurées. Des quatre ministères régaliens, celui de l’intérieur paraissait le plus difficile à «neutraliser». La réussite du nouveau ministre, Lotfi Ben Jeddou, est pourtant incontestable. Comment ce juge d’instruction venu de Kasserine, où il s’est fait remarquer par son efficacité, a-t-il réussi là où ses prédécesseurs ont lamentablement échoué? Interview
Beaucoup de Tunisiens ont constaté ces derniers temps une amélioration de la situation sécuritaire. A votre avis, cela est-il dû à la neutralisation du ministère de l’Intérieur, à l’amélioration du rendement des forces de sécurité ou à l’existence d’une volonté politique qui avait fait défaut jusque-là ?
Concernant la première hypothèse, je vous laisse le soin de juger de mon action au ministère. Quant à l’amélioration du rendement des forces de sécurité, elle est indubitable. Nous y avons contribué par un ensemble de mesures à la fois d’ordre législatif, administratif et opérationnel. Nous nous sommes employés à rassurer l’agent de sécurité : d’abord en complétant et en clarifiant les textes de loi qui ont été mis en chantier par M. Ali Laârayedh lorsqu’il était ministre de l’Intérieur. Il s’agit de trois projets de loi qui ont été transmis au gouvernement pour être discutés puis transmis à l’Assemblée nationale constituante pour adoption.
Le premier, relatif aux attroupements, est destiné à protéger à la fois le citoyen et l’agent en précisant les possibilités de recours à la force et sa gradation. Le second qui concerne la protection de l’agent et des sièges de la sûreté suscite déjà des polémiques, bien qu’il existe des lois similaires dans les plus grandes démocraties, notamment en France et en Suisse. Les actes qui seront sanctionnés relevant tout simplement du Code pénal. Rien n’est plus démoralisant pour un agent de la sûreté que les agressions dont il fait l’objet, de voir son lieu de travail incendié ou ses équipements détruits. Pour l’Etat, le préjudice est immense. C’est son autorité et son prestige qui s’en trouvent bafoués. Enfin, il a été prévu une couverture des maladies professionnelles et des accidents du travail. Tous les corps de métiers disposent de ces avantages à l’exception des forces de sécurité qui en ont pourtant bien besoin étant donné le degré de dangerosité de leurs activités.
Les syndicats se plaignent du caractère dérisoire de la prime de danger.
Nous avons décidé de porter le montant de cette prime à 100 dinars, alors que d’autres primes dont le montant n’a pas évolué depuis 1967 seront revus à la hausse. Dans le même ordre d’idées, les promotions effectuées au mois d’avril ont touché 100% du personnel. Quant aux agents révoqués, leurs dossiers seront examinés au cas par cas. D’autre part, nous avons de bons rapports avec les syndicats et sommes parvenus avec eux à une sorte de consensus. Nous avons procédé à la nomination de directeurs qui ont à peu près le même âge et abattu les cloisons entre les corps des forces de sécurité. Le fait pour des gardes nationaux de se retrouver côte à côte sur le terrain avec des agents de la force publique est de nature à créer une osmose entre les différents corps et, partant, conférer à leur action l’efficience souhaitée.
Mais le rôle des forces de sécurité ne se limite pas au maintien de l'ordre. Dans deux mois, on aura résolu le problème du bassin minier. Nous avons pu assurer pour la première fois depuis la révolution la sécurisation du premier convoi de phosphate à partir de Redeyef. C'est aussi le cas de Métlaoui, qui possède 60% des gisements de phosphate et Mdhilla. Il ne reste plus qu’Om Larayes. Cette sécurisation concerne toutes les phases, de la production depuis l’extraction jusqu’au traitement en passant par le transport et les déplacements du personnel par bus.
D'autre part, à l’approche de la saison estivale, des réunions communes entre le ministère de l’Intérieur et les responsables du tourisme ont eu lieu ces derniers jours pour assurer la sécurisation non seulement des hôtels mais aussi celle de leur environnement, des circuits touristiques et même des excursions.
Enfin, toutes les précautions ont été prises en vue de sécuriser les examens nationaux de fin d’année et notamment le baccalauréat
Quant aux équipements, une enveloppe de 38 millions de dinars a été mobilisée au titre de l’année 2013 pour acquérir une bonne partie de nos besoins. On a d’ailleurs consigné nos besoins en équipements collectifs et individuels dans un livret que nous avons remis à la présidence du gouvernement. On peut, sur ce plan, compter aussi sur les pays amis. De même, les institutions internationales comme l’Union Européenne, l’ONU et la Croix Rouge nous fournissent une aide appréciable en matière de formation. Sur ce plan, nous avons introduit dans les programmes de nos écoles des matières sur les droits de l’Homme, sur la manière de gérer les crises, de se comporter avec les manifestants, de défendre l’ordre républicain dans le respect des droits humains.Tout cela a donc concouru pour redonner le moral aux forces de sécurité et explique la combativité dont ils ont fait preuve, que ce soit à Kairouan, Ettadhamen ou Bizerte.
Le choix des sujets des concours d’entrée à ces écoles a été vivement critiqué dernièrement. Quelles sont les mesures qui ont été prises pour prévenir les dérapages à ce niveau?
Vous faites allusion à cette question relative à la première femme qui a subi l’amputation de sa main. Que voulez-vous, il y a des gens qui font du zèle croyant faire plaisir aux partis au pouvoir. On a refait le concours. Parallèlement, j’ai ordonné l’ouverture d’une enquête. Il ne faut plus que cela se reproduise.
On évoque souvent l’existence d’une police parallèle. On est allé jusqu’à citer des noms. Qu’en est-il exactement?
J’ai fait ma petite enquête, interrogé mes collaborateurs, je n’ai trouvé nulle trace de cette police parallèle. Qu’il y ait des actes isolés, des gens qui veulent se rapprocher de tel ou tel parti, cela est possible, mais il n’y a pas de réseaux structurés. Les forces de sécurité sont à l’image de la société tunisienne. Ce sont des êtres humains avec leurs défauts et leurs qualités. Mais l’essentiel est le comportement général de l’institution.
Mais la police salafiste existe. Elle a même fait parler d'elle à plusieurs reprises.
Parler de police, c’est trop dire. Il s’agit, en général d’initiatives personnelles. Ce sont des gens qui se croient investis d’une mission de salubrité publique. Ils s’attaquent aux jeunes couples, aux ivrognes, à tout ce qu’il leur paraît contraire à la morale. A un moment donné, ils ont profité de la faiblesse de l’Etat. Maintenant, la plupart d’entre eux se sont rangés. En tout cas, nous ne les laisserons plus faire. Le maintien de l’ordre doit être du ressort exclusif de l’Etat.
«Qui a tué Chokri Belaïd?». Depuis des semaines les militants du Front populaire viennent vous interpeller jusque sous les fenêtres de votre ministère à propos de cet assassinat. Que leur répondez-vous ?
A vrai dire, les assassins du regretté Chokri Belaïd sont connus. Nous avons trois personnes en état d’arrestation, 5 en fuite et 1 en liberté. Ce qu’ils veulent surtout connaître, c’est surtout les commanditaires. Il faudra auparavant mettre la main sur les personnes en fuite. Nous ferons notre possible pour y parvenir car ce sont eux qui nous dévoileront les noms de ces commanditaires. Plusieurs équipes sont sur cette affaire. Personnellement, il ne se passe pas de jour sans que je m’enquière de l’évolution de l’enquête. Même ceux qui sont en fuite à l’étranger, nous essayons de les localiser soit par les canaux diplomatiques, soit en faisant appel aux organismes spécialisés.
Des voix se sont élevées dernièrement pour regretter la suppression de la police politique. Qu'en pensez-vous ?
Au contraire, on a bien fait. Car ce corps ne s’occupait que du renseignement sur les opposants. Ils les harcelaient et sont allés jusqu’à fouiller dans les poubelles pour savoir ce qu’ils ont mangé ou bu la veille. Contrairement à ce qu’on croit, nous avons des directions générales qui s’occupent du renseignement. C’est grâce à elles que nous avons suivi les activités d’Ansar Echaria, puis appris qu’ils allaient se réunir à Ettadhamen, et c’est sur la base des renseignements fournis que nous avons décidé d’interdire la tenue de leur congrès. Ce qui nous manque par contre, c’est une agence nationale de sécurité qui s’occupe de la sécurité du pays dans son acception la plus large (la sécurité intérieure et extérieure, la sécurité alimentaire, etc.), ce qui nécessite des moyens humains et matériels. Ce genre de décision ne pourra pas être pris par un gouvernement provisoire. Il faudra donc attendre les prochaines élections et le choix du régime politique, ne serait-ce que pour savoir sous quelle autorité cette agence sera placée.
Qui a pris la décision d’interdire le congrès d’Ansar Echaria?
Cette décision a été précédée de 7 ou 8 réunions au ministère de l’Intérieur puis par un conseil ministériel le vendredi 17 mai, deux jours avant le congrès de Kairouan, en présence du chef d’état-major des armées. C’est au terme de cette réunion qu’il a été décidé d’interdire cette réunion, étant entendu que ce courant a le droit d’exister à condition de se conformer aux lois de la république.
L’affaire de Djebel Chaambi a remis sur le tapis la question de l’existence de camps d’entraînement jihadistes en Tunisie.
Nous n’avons pas de camps d’entraînement. Celui de Chaambi a été détruit par l’armée. D’ailleurs, je profite de cette occasion pour annoncer que les photos des membres du commando seront bientôt affichées. On verra bien comment réagiront ceux qui ont mis en doute l’existence même de ce commando. Les jihadistes s’entraînent en Libye, au Mali mais non en Tunisie où le découpage administratif ne permet pas de mener des activités de ce genre.
Pourquoi le ministère de l’Intérieur n'intervient pas dans le choix des membres des délégations spéciales dont la gestion est souvent critiquée ?
Au lendemain des élections, il a été convenu à l’Assemblée nationale constituante que les membres des délégations nationales soient désignés par les gouverneurs avec l’accord des membres de l’ANC dans les régions. Notre rôle se limite à entériner les listes sur lesquelles ils se sont mis d'accord. Si nos prérogatives ne nous permettent pas d’intervenir au niveau du choix des membres des délégations, nous avons un droit de regard sur leur gestion. les différends ne peuvent être résolus qu’avec les élus de l’ANC. En tout état de cause, le problème ne sera résolu qu’après les élections municipales dont nous espérons qu'elles auront lieu le plus tôt possible.
Par contre, pour les gouverneurs, il a été décidé de mettre en place une commission d’évaluation qui se chargera d’évaluer leur rendement selon des critères précis et la qualité des rapports qu’il entretienent avec les différentes composantes de la société civile. Quant aux délégués, ils ont déjà leur commission. Elle est chargée notamment du recrutement. Le problème est que les candidats ne se bousculent pas au portillon, compte tenu des difficultés de toutes sortes qu’ils rencontrent dans l’exercice de leurs fonctions.
Propos recueillis par H.B.