Le Syndrome de Siliana: la peine de mort sans fard
Samy Ghorbal, Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi ont passé trois semaines dans les couloirs de la mort des prisons tunisiennes. Leur livre était très attendu. Il tient toutes ses promesses. Le Syndrome de Siliana vient déranger les partis pris et les convictions les plus ancrées. On ne sort pas indemne de ce voyage dans les entrailles de la prison, organisé et scénarisé à la manière d’un documentaire, et construit à partir des témoignages d’une trentaine de condamnés à mort. Il expose et dissèque de manière précise, presque clinique, le fonctionnement et les dysfonctionnements de la police et de la justice. La peine de mort, ici, sert de fil rouge. Mais le propos du livre déborde le cadre de la prison. Il met à nu les mécanismes de la pénalité. Et invite à les repenser profondément.
La cause abolitionniste, longtemps confinée aux cercles progressistes de l’intelligentsia, se cherchait un étendard. Elle l’a sans doute trouvé en la personne de Maher Manai. Arrêté à Sfax en 2003, condamné à mort en 2004 pour homicide et vol, ce garçon coiffeur, né au Kef en 1982, n’a cessé de clamer son innocence. Il a fallu attendre 2012 pour que ses dénégations commencent à être entendues. Au moment précis où un autre détenu de la prison de la Mornaguia s’est accusé du crime pour lequel Manai avait été condamné, en livrant des détails connus seulement du meurtrier, qui ont permis de le confondre. La logique aurait voulu que l’innocent condamné à tort soit rapidement remis en liberté. Mais non, il dort encore en prison, et désespère d’en sortir un jour ! La demande de révision du procès qu’il a introduite n’est toujours pas instruite. Son avocat, qui s’étonnait des délais anormalement longs, s’est entendu répondre que le dossier s’était perdu «suite à une erreur d’aiguillage» entre Sfax et la Manouba.
Combien d’autres Maher Manai ont été lourdement condamnés et croupissent derrière les barreaux, s’interrogent les auteurs ? Et pourquoi presque tous les condamnés à mort appartiennent-ils aux couches défavorisées de la société ? Pourquoi les gouvernorats de Siliana (le quart des condamnés interrogés dans ce livre en sont originaires, une proportion hallucinante), de Jendouba, du Kef, de Sidi Bouzid et de Gafsa sont-ils à ce point surreprésentés? L’appartenance à une région plutôt qu’une autre peut-elle forcer la main de la justice à se montrer impitoyable ? Autant de questions dérangeantes qui transparaissent au fil de l’enquête et du récit.
Tout un pan de la mémoire collective a été occulté et escamoté : l’histoire de la peine de mort, celle des 135 exécutions depuis l’indépendance, qui ont visé en priorité les auteurs de « crimes politiques ». Elle se confond avec l’Histoire, l’histoire moderne de la Tunisie. Elle s’analyse comme un «dispositif de pouvoir», qui a participé à asseoir l’autorité du nouvel Etat bourguibien, et dont les fellaghas furent les premières victimes. La première des quatre parties du livre y est consacrée. Elle s’appuie sur des documents et sur des témoignages de collaborateurs de Bourguiba et de Ben Ali (en particulier ceux de l’ancien Premier ministre Rachid Sfar et l’ancien ministre Moncer Rouissi). Elle apporte son lot de révélations, en montrant par exemple le rôle crucial joué en coulisses par le tandem Rachid Sfar / Zine El Abidine Ben Ali pendant l’été 1987, lors du procès de Rached Ghannouchi devant la Cour de sûreté de l’Etat. Promis à la potence, le leader islamiste a échappé d’un cheveu à la peine capitale, lui qui compte aujourd’hui, paradoxalement, parmi les plus ardents défenseurs de châtiment…
Le Syndrome de Siliana – Pourquoi faut-il abolir la peine de mort en Tunisie ?
Samy Ghorbal (dir.), Héla Ammar, Hayet Ouertani et Olfa Riahi
Cérès éditions & Ensemble Contre la Peine de Mort, 143 pages, mai 2013, 12,5 DT