Les chevaux de Troie du projet de la constitution
Le projet de constitution a été rendu public le 1er juin. La date est synonyme de délivrance mais le clin d’œil fait à l’Histoire pèche par son strabisme.
Après des mois de débats et de tractations, houleuses par moments, insipides par d’autres, au sein et en dehors de l’assemblée nationale constituante, le projet suscite bien des interrogations qui ne tarderont pas à se transformer en polémiques en raison de ‘souricières’ constitutionnelles que comporte cette dernière version.
Pour colmater les brèches et autres imperfections, relevées dans les précédents drafts, certaines matières connurent un ‘lifting’ résultat de concessions partisanes. Je citerai à titre indicatif, et non exhaustif, l’article 35 (nouveau) qui consacre le droit de grève débarrassé de l’ambigüité relevée dans la 3eme mouture.
Ammar 404 s’invite à l’ANC
Néanmoins, il convient de passer un revue les nouvelles dispositions qui ont été ajoutées et notamment le chapitre X relatif aux dispositions transitoires, servant dans le commun des constitutions à faciliter la transition entre les dispositions normatives et augurant de la fin des travaux de l’assemblée nationale constituante.
Les articles de ce chapitre, au nombre de deux, ont été ajoutés par la commission de coordination et de rédaction de la constitution que certains n’hésitent pas de dénommer « commission 404 », pour reprendre les propos de l'élue Nadia Chaabane qui lui a reproché dans la troisième mouture, pas moins de quatre défauts majeurs. La mutilation, l’ajout délibéré et sans concertation, la résurgence et la disparition d’articles.
Il faut juste rappeler que, cette commission est la plus importante des commissions constituantes au sein de l’ANC, dans la mesure où en fonction du règlement interne du travail de l’ANC, elle se charge de centraliser les travaux des différentes commissions constituantes, pour ensuite coordonner entre elles et supprimer les redondances et autres imperfections du texte.
Normalement, cette commission devrait se limiter à un travail d’harmonisation des travaux des commissions constituantes et non de substitution, tâche qu’elle n’a pas hésité à s’attribuer malgré le camouflet subi lors de la tentative d’amendement de l’article 104 du règlement interne de l’assemblée nationale constituante, en vue de déléguer à son rapporteur plus de prérogatives qu’il n’en possède.
De plus, organiquement, la composition de cette commission n’a pas été faite à la proportionnelle, comme ce fut le cas pour les autres commissions, et la part du lion revient bien entendu à la troïka. Son président est le président de l’assemblée et son rapporteur, qui est également son vice-président, n’est autre que le très controversé rapporteur général de la constitution.
Ils sont partis pour rester
S’arrogeant le droit de décider en lieu et place des autres commissions constituantes, la commission de rédaction et de coordination nous a gratifiés de l’article 146(nouveau), qui plombe la constitution par deux chevaux de Troie.
Il s’agit des dispositions du 2eme paragraphe de cet article qui, en substance, interdit au tribunal administratif, chargé pour l’occasion de statuer jusqu’à la mise en place de la cour constitutionnelle, ainsi qu’aux tribunaux de l’ordre judiciaire, toute compétence en matière de contrôle de la constitutionnalité de lois pendant les trois années qui suivent l’instauration de la cour constitutionnelle. Celle-ci, peut même, ne jamais voir le jour. Sa mise en place est tributaire de la bonne volonté du pouvoir en place.
Un antécédent, aussi gravissime, a été observé en Tunisie avec la mise en place du tribunal administratif en 1972, 13 ans après que la constitution tunisienne l’ait consacré en 1959. Entretemps, les plaignants et autres défenseurs des droits de l’homme ont galéré pour faire valoir leurs droits, pourtant reconnus dans la constitution sans résultat probant en raison des lois liberticides, comme celles numéro 59-154 du 7 novembre 1959 relatives aux associations et son « fameux » article 4, qui n'ont pas été abrogées faute d'une juridiction compétente en matière de constitutionnalité des lois.
Je rappelle que ni la cour de la sureté de l’Etat, ni les tribunaux judicaires n’ont accepté de statuer sur ce contentieux, répondant à une volonté politique délibérée de museler les libertés en invoquant le très démocratique principe de séparation des pouvoirs. L’Histoire est un éternel recommencement et les germes de la dictature sont désormais nourris au fortifiant…pseudo démocratique.
Ainsi, la troïka au pouvoir cherche à travers cet article à verrouiller définitivement toute possibilité de remettre en cause les lois qu’elle juge utiles à son référentiel idéologique ou à sa survie politique. En ligne de mire, se trouve d’abord, certaines libertés, qu’elle pourrait limiter sans voies de recours. Ensuite, la loi sur l’immunisation de la révolution. L’article 3 de ce projet interdit aux personnes visées de se présenter, en tant que candidats aux prochaines élections législatives, présidentielles et municipales, ou d'être nommées dans les hautes fonctions de l’Etat.
Il va sans dire, qu’aucun recours juridictionnel n’a été prévu dans ce projet pour les personnes visées par l’interdiction souhaitant ester en justice, sauf en cas d’erreur sur la personne. La seule voie possible pour ne pas tomber sous la coupe de cette loi, est de soulever l’inconstitutionnalité de ce projet par voie d’action une fois voté en loi. Cette voie vient d’être obstruée.
Rassurez-vous, nous ne sommes qu’au début de nos peines, car « la meilleure constitution au monde » nous gratifie d’une dernière phrase dans ce projet. Elle stipule, en effet, que : « Après la promulgation de cette constitution et jusqu'à l’élection de l’assemblée du peuple, l’ANC est compétente à légiférer et à créer des instances garantissant la mise en exécution de cette constitution ».
La formulation de cette dernière phrase fourre-tout, se démarque par son caractère général, mais surtout très sournois en évitant de délimiter la période entre la promulgation de la constitution et la tenue des élections. Serait-ce la peur de voir le projet de la constitution rejeté faute d'avoir obtenu la majorité des deux tiers lors de la deuxième lecture ouvrant le champ à la tenue du referendum ?
L’on pourrait être tenté, par honnêteté intellectuelle, d'accorder le préjugé favorable. Toutefois, la lecture approfondie de cette disposition nous permet de poser une autre question. Qui est habilité à proroger les délais de travail de cette assemblée après qu’elle ait achevé ses travaux ? En l’occurrence, elle ne peut pas se prévaloir d’une obligation de résultat, mais d’une obligation de moyens qui lui fait perdre toute légitimité d’existence, une fois la constitution mise en place.
En effet, sous le prétexte, légitime par ailleurs, du vide institutionnel qui suivra la promulgation de la constitution, une volonté insidieuse fait de l’ANC l’institution législative et constituante de référence même après la fin de ses travaux en votant des lois et en créant des instances, mais de quelles lois, et de quelles instances s’agit-il au juste ? Le texte ne le dit pas. S’agit-il des lois entrant dans les compétences de l’assemblée législative consacrée dans la constitution ? Dans ce cas, pourquoi se substituer à elle ? En admettant qu’il y a urgence pour voter des lois, pourquoi ne pas avoir délimité le champ d’intervention de l’ANC sortante ?
Les mêmes questions se posent s'agissant des instances que l’ANC est censée créer pour garantir la mise en exécution de la constitution. Quelles sont ces instances ? S'agit-il des instances constitutionnelles prévues par le projet de la constitution (information, élections et magistrature), ou d’autres instances, dont la mise en place et la création restent du ressort et de l’appréciation d’une assemblée nationale constituante mais souveraine quand même ?
Beaucoup d’interrogations qui appellent des réponses convaincantes de la part de ceux chargés d’élaborer cette constitution, et des répliques qui relèvent plus du sophisme et de la démagogie, que du bon sens et de la logique.
Le peuple tunisien, a chassé un dictateur en la personne de Ben Ali pour se retrouver, hélas, sous la dictature d’une assemblée et comme dirait l’autre, on n’est pas sorti de…..l’étable !
Anis Morai,
Juriste, enseignant chercheur
à l’université tunisienne et homme de media