Dévoiler la vérité (1)
Nous vivons des temps pitoyables où des exaltés, emmurés dans leurs certitudes imposent une fausse science et propagent une religion altérée. Ce ne sont pas des jeunes débutants dont l’égarement réclame indulgence. Non plus des adultes analphabètes qui ignorent qu’ils ignorent. Non! Ces exaltés sont bardés de diplômes et ces inspirés sont des savants qui défendent des doctrines sophistiquées; en vérité, de faux hommes de science, des professionnels du voilement de la vérité qui cultivent la sainte ignorance. Les littéraires, les intellectuels et tous gens éclairés savent d’intuition que ces falsificateurs ont tort. Au meilleur des cas, se prévalent-ils en philosophes de la distinction entre foi et science, chacune ayant ses propres lois et son domaine de prédilection, les mystères de la grâce pour la foi, les secrets de la nature pour la science. Mais il manque aux humanistes la culture scientifique et technique qui apporte de l’intérieur des sciences naturelles un cinglant démenti à de prétendues assertions scientifiques. Le livre de Faouzia Charfi, La science voilée, a fort heureusement ce double avantage: c’est le point de vue d’une intellectuelle éclairée qui réfléchit sur le contexte historique et social de la production du discours et c’est un exercice pratique, un TP d’une femme de science qui a potassé sa physique. Autant dire, La science voilée est une œuvre qui confirme par la maîtrise des sciences de la nature ce que l’humaniste sait en tant que généraliste.
Comme en sciences physiques, tout part d’une expérience mais personnelle qui plonge la physicienne dans le désarroi : au début des années 80, des étudiants commencent à évaluer les sciences. Ils refusent la thèse d’Einstein de la relativité restreinte selon laquelle la vitesse de la lumière garde toujours la même valeur c'est-à-dire 300.000 kilomètres par seconde dans le vide. Ils acceptent la théorie de Marwell qui calcule l’onde électromagnétique pourtant également fondée sur la valeur finie de la lumière. Pourquoi ? Parce que l’une heurte une conviction religieuse arrêtée (la lumière infinie de Dieu) tandis que l’autre est un simple calcul des ondes. C’est cette science amputée qui est la matière de ce livre. Puissamment animée par le désir de vérité, Faouzia Charfi a écrit un « Monkhidh mina thalel » qui délivre de l’erreur entretenue par de faux dévots, à la fois indignes de la religion et ennemis de la science. Ils se recrutent aussi bien en Occident qu’en Orient islamique, d’où le sous-titre Science et islam. Pourquoi et comment en sommes-nous arrivés à ce double détournement, aussi nuisible à la religion bien comprise qu’à une science bien assimilée ? L’auteure fournit trois réponses : historique, épistémologique et sociopolitique.
L’enquête historique se lit comme un roman. La science arabe et occidentale est dominée jusqu’au XVe siècle par le modèle de Ptolémée. Dans l’Almageste (al-Magesti en arabe – du préfixe arabe al et du Grec mégiste composition), dit également Grande Composition mathématique, l’astronome Grec Claude Ptolémée conçoit la terre au centre d’un monde immobile auteur duquel tournaient les corps célestes, cinq planètes observables à l’œil nu (Mercure, Venus, Mars, Jupiter et Saturne). Ce modèle est discuté dans les sciences arabes - c'est-à-dire écrite en arabe - par Biruni et Ibn al-Haythem (fin du Xe – début du XIe), Nasr eddin al-Tüsi (XIIIe) et Ibn al-Shatîr (XIVe). Des sites d’observation à Maragha en Iran (XIIIe) et à Istanbul (XVIe) laissèrent croire un moment que l’islam suivait le mouvement de l’histoire. Les Arabes après avoir transmis le savoir à l’Occident ratent le tournant Copernic et Galilée. On passe alors du modèle géocentrique au modèle héliocentrique faisant perdre à la terre sa place centrale au profit du soleil. Quatre siècles après Copernic, le soleil lui-même n’est plus qu’un corps céleste parmi des milliards d’étoiles peuplant notre galaxie. D’où la question : « Comment expliquer que ceux qui ont traduit et commenté tant de textes soient devenus infidèles à leurs propres conquêtes ? ».
Les causes sont nombreuses, mais l’auteure focalise sur le rapport à la science. Faouzia Charfi relève deux attitudes face au retard accumulé par les musulmans : l’une nostalgique estime que la sortie des ténèbres implique le retour aux valeurs fondamentales de l’islam ; l’autre volontaire se met à reconquérir les sciences. D’un côté, un Jamel eddine al-Afghani discutant avec Ernest Renan sur L’islam et la science, de l’autre un Khair-Eddine proposant son "Akwam al Masalek," (La meilleure voie pour connaître l’état des nations). On aura tort de penser qu’il s’agit d’un rappel historique car ces deux écoles de pensées structurent encore la pensée islamique contemporaine.
L’enquête épistémologique est plus dense. Elle porte sur la raison raisonnante, plus précisément cette disposition d’esprit qui consiste à torturer les Ecritures pour en faire des Livres de science. Cette apologie concordiste affecte pareillement des hommes de religion et des laïcs. L’auteure instruit les principaux dossiers du concordisme, à commencer par la théorie de l’atome primitif proposée en 1931 par Georges Lemaître. Partant du constat que l’univers est en expansion infinie, la théorie postule un bouillon de monde, en gros un moment où les galaxies chauffaient comme dans une marmite avant le Big bang, l’explosion initiale. Elle ne fait pas l’unanimité des scientifiques qui en discutent la véracité, preuves à l’appui. Se situant à l’extérieur des sciences, le concordiste déverse une pluie de versets : Dieu est à l’origine des cieux et de la terre (6 : 101), ou encore : « Le ciel nous l’avons construit par notre puissance et Nous l’élargissons constamment » (51 : 47) et enfin « Les mécréants ne voient-ils pas que les cieux et la terre formaient à l’origine une masse compacte ? Nous les avons ensuite scindés. Nous avons tiré de l’eau de toute matière vivante » (21 : 30). Le Big bang est même assimilé au tonnerre dans la sourate du même nom « Le tonnerre grondant célèbre ses louanges… Il lance la foudre et en atteint ce qu’il veut » (13 : 13). Faisant florès, une apologétique de seconde main rassure le musulman de base qui aura l’impression de partager la science universelle avec ceux qui la conçoivent. On ne lui en voudra pas tant que de voir des hommes de « sciences » accorder du crédit à ce discours, le français Maurice Bucaille, l’Egyptien Tantawi Jawhari, le turc Haroun Yahya, le tunisien Béchir Turki, le sud africain Ahmet Deedat… Des institutions s’y consacrent, des sites sur la Toile, une commission internationale des miracles du Coran et de la sunna…
Deuxième grand dossier, la théorie de Darwin fort discutée dans les milieux protestants américains. On lui oppose d’abord un discours biblique littéral de la création en sept jours ; ensuite, mieux construit un discours créationniste mais de facture scientifique en neutralise les effets en collectant des faits en faveur du récit biblique. Il a ses institutions phares notamment l’ICR (l’Institute for Creation Research) et même son musée à Cincinnati où le visiteur accueilli par Adam et Eve se promène dans les jardins de l’Eden, avant de se rafraichir au Café de Noé. Enfin, le discours sophistiqué de l’Intelligent Design accepte le principe de l’évolution mais refuse le hasard et la contingence. Il part de la complexité de l’être humain pour en déduire une intention intelligente à la base de sa création. Qu’en est-il du monde islamique ? Le livre fournit quelques repères historiques : le débat classique sur la causalité opposant Ghazali à Averroès et le débat moderne entre Afghani et Ahmed Khan à propos du matérialisme. Mais c’est le turc Harun Yahya qui retient l’attention. Son Atlas de la Création consacré à la dénonciation du darwinisme est qualifié de « traité de théologie primitif » par le rapport européen sur les dangers du créationnisme dans l’éducation (2007).
L’éducation, nous y venons enfin. Elle est au cœur de l’enquête sociopolitique, le troisième volet du livre. Aux Etats Unis, depuis le procès dit du singe en 1925, créationnistes et évolutionnistes s’affrontent. Le Conseil de l’Europe s’inquiète pour sa part de la montée du créationnisme. En Turquie, le créationnisme scientifique et les islamistes apparaissent au même moment, dans les années 80 du XXe. Au pouvoir, l’AKP révisera les manuels scolaires. En Tunisie, Mohamed Charfi alerte sur les dérives du système éducatif et mène en 1989 une réforme d’envergure afin de recentrer l’enseignement sur les valeurs des lumières et de la connaissance. En 2002, elle a été remise en cause. En fait, cet épisode illustre la lutte entre deux visions du monde, deux Tunisies. Au-delà de la politique, le conflit oppose les tenants de l’orthodoxie aux partisans du questionnement scientifique, ceux qui pensent que les sciences « éloignent de la foi » contre ceux qui font confiance à la raison. Ce débat entre deux manières de s’émerveiller de la vie, deux visions enchanteresses, est encore devant nous. En ces temps malheureux où la révolution prend l’allure d’une régression, peut-on s’attendre à une révolution scientifique dans le monde arabe ? L’auteure en est convaincue au même titre que les deux prix Nobel islamiques (le physicien pakistanais, Abdus Salem en 1999 et le chimiste égyptien, Ahmed Zewail en 2012). A condition que l’on fasse nôtre la réponse de Galilée à ses détracteurs : « L’intention de l’Esprit Saint est de nous enseigner comment on va au ciel, non comment va le ciel ».
Hamadi Redissi
(1) Présentation par Hamadi Redissi du livre de Faouzia Charfi La science voilée, Paris, Odile Jacob, 2013 à la Librairie Mille Feuilles, La Marsa, le 27/06/2013