La contrebande en Tunisie: voyage au cœur d'un système mafieux
Vous n’en avez probablement guère douté: ces délicieuses pommes importées que vous avez achetées dans un supermarché réputé ont été introduites en contrebande. Si pour les bananes, des licences d’importation sont accordées par le ministère du Commerce et de l’Artisanat, aucune autorisation n’est octroyée pour les pommes. Alors comment se sont-elles trouvées sur les étalages ? Les commerçants sont en règle, produisant les justificatifs d’achat en bonne et due forme au marché de gros de Bir Kassaa. Mais, au-delà de cette indication, nous sommes en plein dans la contrebande qui concerne d’ailleurs également une partie des bananes. Difficile de remonter plus loin, et de traquer la pieuvre ! Et ce n’est qu’une petite partie apparente de l’iceberg! Voyage au cœur d’un système mafieux aux enjeux sécuritaires dans le sens le plus large, qui menace la Tunisie et les Tunisiens.
La règle est connue depuis que les premières taxes avaient été imposées et les frontières érigées : la puissance de l’Etat et sa maîtrise de la situation dans le pays, mais aussi chez les voisins d’un côté et les prix sont les éléments déterminants de la contrebande. Plus l’Etat est fort, moins les prix sont élevés, le trafic frontalier s’amenuise. L’inverse suscite les appétits. Cette explication suffit en introduction pour mieux comprendre la situation en Tunisie. Profitant pleinement du relâchement général après la révolution, mais aussi de la confusion en Libye, après la chute de Kadhafi, les contrebandiers ont donné libre cours ces deux dernières années à un commerce très florissant, prenant parfois des dimensions démesurées et aboutissant dans certains cas à des accointances avec les terroristes. Les plus gros bonnets se sont tellement bien organisés, bien équipés en moyens de transport et de communication et bien armés qu’ils rivalisent avec la puissance de l’Etat.
«Trois niveaux de contrebande sont identifiés, expliquent les spécialistes à Leaders. Le tout premier, quasi naturel et d’une portée, tout compte fait, limitée, se situe dans les zones frontalières où les autochtones s’adonnent à de menus trafics de quelques produits alimentaires, tabac et autres marchandises qu’ils écoulent dans leurs zones Le deuxième palier est plus large et plus important. Les produits, quantités et montants en jeu sont beaucoup plus élevés et l’aire de diffusion s’étend au moins à une bonne partie du pays. Généralement, il s’agit d’une seule personne ou d’un petit groupe opérant à bord d’une camionnette et disposant d’une cachette, qui se livrent au trafic, au gré des saisons et de la demande immédiate du marché. Mais, c’est le troisième niveau qui a la plus grande ampleur, celui des grands contrebandiers. Là, c’est tout un système, nous sommes dans le crime organisé, avec des ramifications internationales, des moyens exceptionnels et des enjeux colossaux.»
«On ne parle plus d’une personne ou d’un petit groupe, d’une ou de quelques camionnettes, d’une ou de quelques caches, indique à Leaders un haut gradé des Douanes tunisiennes. Ce sont de vrais professionnels organisés comme de grosses compagnies transnationales, avec des dépôts, des parcs de camions, des fournisseurs et des clients à l’étranger et tout un réseau de distribution à l’intérieur du pays. Le tout est sécurisé d’abord par de solides complicités, partout et à tous les niveaux, mais aussi par un dispositif renforcé, armes au poing et des moyens de plus en plus sophistiqués. Le tableau est clair : il s’agit de grandes centrales d’achat qui détectent avec précision les besoins du marché, identifient les bonnes sources d’approvisionnement à l’étranger, négocient les prix et déploient une logistique d’infiltration en contrebande, de stockage, puis d’acheminement vers leurs relais, jusqu’aux petits revendeurs à l’étal dans les rues».
La caverne d’Ali Baba
Tout y passe ! Du bétail à la ferraille, des armes à feu aux médicaments, du tabac au fer pour le bâtiment. Si les «exportations» tunisiennes vers les pays voisins, essentiellement la Libye, portent surtout sur des produits alimentaires, notamment les œufs, les fruits et légumes et des produits compensés comme les pâtes et le lait, les «importations» n’ont pas de limites. Les liqueurs, le tabac et maassel, les hydrocarbures, les appareils électroménagers, les vêtements et chaussures usagés ainsi que les armes à feu, des fusils de chasse pour la plupart, arrivent en tête.
Très sensible «au marché», la nature des produits et les quantités en contrebande autres que les stupéfiants changent de mois en mois et d’une année à l’autre, même si la tendance est à la croissance. Selon la direction générale des Douanes tunisiennes, les marchandises saisies durant l’année 2012 ont totalisé une valeur de 47.950 MDT. Ce montant est promis à la hausse en 2013, avec le renforcement des moyens, puisque rien que durant les cinq premiers mois de l’année en cours, il a atteint les 28.639 MDT. La liste des marchandises principales comprend dix catégories, allant des produits alimentaires au fer pour bâtiment. Le hit-parade (voir encadré) est impressionnant.
A bien y regarder, on découvre aussi qu’il y a plusieurs types de contrebande et une concentration de certains genres dans certains postes frontaliers. Le premier type, le plus élémentaire, outre celui des hommes à pied à travers le désert ou la forêt, reste toujours, surtout dans les aéroports et certains autres points de passage, la valise qu’on ramène de retour de voyage. Là, il s’agit de menus vêtements, accessoires et liqueurs, mais la valise peut contenir aussi des objets plus précieux tels que l’or et les diamants. Deuxième niveau, généré par des passagers en voitures dans les ports ou d’autres postes. Plus grands que les valises, et offrant davantage de caches, les véhicules se prêtent plus à faire passer des armes à feu, des appareils électroménagers et autres, en plus grandes quantités. Troisième niveau, dans les ports de commerce, tel celui de Radès, à travers les containers. Certains sont en effet introduits soit sous une fausse déclaration, non conforme à leur véritable contenu, soit sans la moindre visite, filant directement hors enceinte pour aboutir dans les dépôts clandestins, grâce à d’évidentes complicités solides.
Les filières de la drogue
Quant à la drogue, c’est toute une autre filière, avec des quantités «stupéfiantes». Selon les services spécialisés du ministère de l’Intérieur, interrogés par Leaders, les quantités annuelles saisies peuvent atteindre les 1 200 kg, surtout du cannabis. La Tunisie est considérée comme un pays de transit où 80% des quantités infiltrées sont destinées au réexport. Lorsqu’on sait qu’une règle communément admise en matière de lutte contre le trafic des stupéfiants retient le principe que pour 1 kg de saisi, il faut compter 8 à 10 kg qui échappent à la vigilance des services concernés, on se rend compte de l’ampleur de ce trafic ainsi que de son impact financier. Au prix du gramme, il s’agit alors de très grosses sommes.
Les spécialistes de la lutte antistupéfiants dans la région avaient signalé des flux étranges arrivant d’Amérique du Sud par avions entiers, qui débarquent leurs marchandises dans de petits aéroports africains. De là, la drogue repart dans de petits avions et hélicoptères pour être remise en plein Sahara aux autres relais de la chaîne, avant d’être convoyée à dos de chameau, jadis et en 4x4 désormais, vers le nord, pour arriver en Europe. Pour le cannabis de culture locale en Afrique du Nord, la route passe elle aussi par le Sahara pour s’infiltrer chez nous, surtout en transit.
Des enjeux très sécuritaires
«La contrebande met la Tunisie face à une multitudes d’enjeux aussi importants que dangereux, déclare à Leaders Mohamed Meddeb, directeur général des Douanes tunisiennes. La sécurité d’abord, puisqu’il s’agit d’introduire aussi des produits interdits, notamment des armes. L’accointance avec les terroristes n’est plus à démontrer. La convergence des intérêts directs narco-terroristes est à 100%».
Nombre de grands chefs ralliés à AQMI et autres groupuscules jihadistes, dans les zones sahariennes, étaient, à l’origine, de gros bonnets du trafic de cigarettes, liqueurs et armes. Mokhtar Bel Mokhtar n’était-il pas connu comme le roi du Marlboro, avant de faire sa «réputation» de jihadiste. Les terroristes ont besoin des contrebandiers pour introduire des armes et autres équipements, mais aussi pour faire traverser les frontières à leurs hommes. Et les contrebandiers trouvent en eux de bons clients et des alliés.
«A ces risques sécuritaires, poursuit-il, s’ajoutent les aspects économiques. Concurrencer les produits tunisiens et les importations autorisées, introduire des produits en contrefaçon, de basse qualité et ne répondant pas aux normes d’hygiène, de santé et de sécurité d’utilisation, sans la moindre garantie pour le consommateur, ébranler les circuits officiels de distribution et essayer de dominer le marché. Les conséquences sociales ne sont pas, elles aussi, négligeables. En s’attaquant aux produits tunisiens et aux circuits organisés, ce sont des emplois permanents qui sont menacés. Sans perdre de vue, la fiscalité et les recettes de l’Etat, et c’est bien important. N’oublions pas aussi le risque d’introduction de fausse monnaie, pouvant infiltrer des montants élevés de fausses devises. On réalise alors l’ampleur des dégâts».
«A contrebande d’exception, traque d’exception !»
Que faire alors ? Ne peut-on pas endiguer ces flux, débusquer les trafiquants, s’attaquer aux gros bonnets et préserver l’économie tunisienne ? La détermination politique est maintes fois réitérée tant par le chef du gouvernement, Ali Laârayedh, que par les ministres concernés et des plans d’action seraient en cours de finalisation, apprend-on. «Pour chaque palier de gravité, nous avons les réponses appropriées, précise un haut gradé des Douanes. Il n’y a pas que sur les frontières et nos routes qu’il faut garder vigilance et agir, mais aussi à l’intérieur du pays, dans les marchés organisés et informels, partout».
«Maintenant, ajoute notre source, c’est une question de moyens et de coordination avec les différents intervenants que sont les forces de sécurité, l’armée et les services de contrôle économique. Cela est encore plus nécessaire lorsqu’il s’agit de démanteler les grands réseaux mafieux, tentaculaires, et disposant de ramifications jusqu’à l’extérieur du pays. Généralement, nous arrivons à les identifier, repérer leurs dépôts, connaître leur identité, tracer leurs liaisons et nous regroupons alors nos moyens pour les traquer. D’ailleurs, la plus grande partie de nos opérations s’effectue à l’intérieur du pays en débusquant dépôts clandestins et véhicules. Sans relâche, la traque s’intensifie et ce n’est jamais assez». (Voir le plan tunisien anti-contrebande)