Bon appétit….. Ô ministres intègres!
Un brin de littérature ne peut pas faire de mal en ce début d’été torride. Le choix de l’œuvre, une pièce de théâtre écrite en alexandrins par Victor Hugo en 1838. Cette pièce raconte l’histoire d’un valet, -Ruy Blas-, un temps changé en gentilhomme, -Don César-, au service de la reine dans l’Espagne du 17e siècle (règne de Charles II) en proie à une crise profonde et pour ainsi dire décadente. Un héros romantique, qui éprit de justice, fustige les grands du Royaume. Aussi et vous l’aurez compris, les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite ou pure coïncidence.
Pour les non-initiés Ruy Blas fait irruption dans la salle des ministres et les voyants affairés
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Une dramaturgie « romantique » fondée sur une trame pseudo historique. Sa fonction, précise Hugo est d’éduquer le public (populaire et non plus le théâtre élitiste) en ressuscitant un passé susceptible de faire comprendre le présent. Ruy Blas s’inscrit dans l’histoire de l’Espagne, vers 1695, à un moment qui voit la fin d’une dynastie royale et la décadence de la noblesse. Mais aussi un déclin porteur d’espoir. Elle fonctionne ainsi sur le registre de la mémoire collective celui de l’échec de la révolution (1789) suivie de la restauration (1815) puis encore, de la révolution des Trois Glorieuses (1830) suivie de la monarchie de juillet.
Les principaux personnages: Ruy Blas est d’origine humble et est né dans le peuple. Il possède pour réussir, de grandes qualités: intelligence, ambition, orgueil contrôlé. Mais voilà, il accède avec son brio au poste de premier ministre, mais il n’a ni titre, ni aucun des attributs des grands de ce monde. Il est le laquais d’un noble Don Salluste qui cherche à revenir sur le devant de la scène, après en avoir été écarté.
Le cadre maintenant: L’absence du roi de la conduite des affaires dit la vacuité du pouvoir. L’ennui de la cour souligne l’immobilisme des valeurs, la fébrilité du conseil des ministres trop occupés à se partager charges et émoluments témoigne de cet « arrêt du temps » au le Palais et dans ses instances censées être dirigées par des responsables en charge du devenir du pays.
Le récit dramatique: De retour d’exil Don Salluste a une revanche à prendre sur l’adversité qui a été la sienne pendant quelques temps. Archétype, avec quelques autres de son espèce, ce « noble » va être l’instigateur de la chronique d’une vengeance annoncée. Don Salluste cherche quelle pourrait bien être sa vengeance et finit par la trouver: il ne le dit pas explicitement (trop fourbe), mais se dévoile au vers 584: « plaire à cette femme et d’être son amant » : faire tomber la reine en manipulant son valet qu’il va faire passer pour un noble (Don César). Une revanche servie par une ambition dévorée de frustration et de rancœur, prête à appliquer la loi du talion (œil pour œil) afin de reconquérir fortunes, privilèges et honneurs. De fait cette vengeance se caractérise par son côté pervers et diaboliquement machiavélique. Don Salluste vise surtout à ruiner l’image de la reine en révélant ses amours avec un laquais. Ce qui lui importe n’est pas cette relation d’amour (en réalité platonique entre Ruy Blas et la Reine) mais pour lui et pour cette caste si imbue de ses préjugés moraux, c’est le fait d’avoir « dérogé » à son rang qui sera le véritable objet de scandale.
Hugo toujours pédagogue, -qui sait que le public populaire est déjà « acquis » à cet amour impossible-, force le trait et insiste sur les raisons du caractère pathétique de cette liaison. Une double fatalité. L’une originelle et sociale : un laquais ne peut aimer une reine… dit avec un très joli vers n° 798 : « ver de terre amoureux d’une étoile ». L’autre circonstancielle et dramatique. Don Salluste ira jusqu’au bout de sa vindicte obsessionnelle et morbide : clore cet amour pour le tuer…. pour cause d’outrage et d’atteinte aux bonnes mœurs.
Hugo soigne la trame: Un Palais absent, ailleurs, sans âme. Un Don Salluste, des conseillers avides, des aristocrates profiteurs, moralisateurs et bien pensants à souhait, mais sans souci du bien commun ni du civisme le plus élémentaire. Ruy Blas (de l’espagnol Ruy noble Blas roturier) est « bonne, brave, loyale et intelligente nature » représente cette autre noblesse, celle-ci issue du peuple, irrésistiblement montante, mais écœurée de la situation et impuissante à modifier le cour des choses. Son échec va venir de ses propres failles (sa condition sociale) et de ses déchirures internes (un héros romantique et idéaliste) : sa croyance en la Vérité et en la Sincérité en politique.
Une pièce magistrale, exemplaire, où Hugo montre le difficile et douloureux enfantement de la démocratie, qui ne naît pas sans difficultés (six régimes se succèdent, entrecoupés de crises violentes). Figure exceptionnelle de la littérature française, il domine le XIXe siècle par l'ampleur et la qualité de sa production. Il mène un triple combat : sur le plan littéraire pour la révolution romantique (contre les nostalgiques du classicisme de la tragédie), socialement contre la misère et pour le peuple, politiquement pour la liberté, contre la censure (contre Napoléon « Le Petit » et les monarchies rétrogrades, conservatrices et corrompues).
Alors quitte à me répéter afin de pas risquer les foudres du Palais ou de celles du conseil: toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que pure coïncidence.
Mais je ne peux résister à ces quelques vers supplémentaires. Ruy Blas dit à Don Salluste :
Sauvons le peuple ! Osons être grands et frappons
Otons l’ombre à l’intrigue, le masque des fripons
A quoi Don Salluste traitant Ruy Blas de bouffon répond :
Les intérêts publics ? Songez d’abord aux vôtres
Le salut de l’Espagne est un mot creux que d’autres
Feront sonner tout aussi bien que vous
La popularité ? C’est la gloire en gros sous.
Alors si vous avez quelques loisirs, plongez vous dans cette pièce vivifiante ! Vous ne serez pas déçu. Vertu ! Foi ! Probité, c’est du clinquant déteint…. dira notre cynique et cupide dignitaire.
Hédi Sraieb
Docteur d’Etat en économie du développement