Et maintenant, que devons-nous faire ?
Lotfi Nagdh, Chokri Belaid, Mohamed Brahmi, peu importe la main qui les a assassinés. Les Tunisiens veulent les noms des vrais responsables : ceux qui décident, ceux qui planifient, ceux qui organisent, ceux qui donnent les ordres et les moyens à des hommes de main, ou simplement ceux qui laissent faire ; tous les responsables, et pas seulement les exécutants et les sous-fifres !
On a beau chercher partout, on en revient toujours aux taupinières nahdhaouies. C’est là que se terrent soit les assassins eux-mêmes, soit leurs commanditaires, soit leurs complices. Pour la majorité des Tunisiens, tous les éléments semblent donc converger vers Ghannouchi pour en faire un coupable commode. Mais je ne le crois pas. Non que le gourou islamiste soit innocent politiquement, loin de là, mais parce qu’il a plus à perdre qu’à gagner. Non qu’il ne l’a pas directement décidé, mais parce qu’il n’est plus en mesure de décider quoi que ce soit pour une partie de « ses enfants » : il a perdu la main. Il ne contrôle plus ses troupes. Quel est le résultat ? Un gouvernement paralysé. Un pays à la dérive. Un peuple dans l’insécurité et l’angoisse. C’est le vide politique à la tête de l’Etat. Ceux qui détiennent formellement le pouvoir n’ont plus de légitimité. Rejetés par le peuple, ils souffrent du rétrécissement inquiétant de leur base sociale. Alors ils prennent peur. Voulant ralentir la marche de l’Histoire, ils l’accélèrent à leurs dépens. Le mensonge a fonctionné une fois, le 23 octobre 2011, mais il ne peut plus marcher. Rêvent-ils d’une dictature par consentement mutuel ? Cela relève du pur fantasme. Que leur restent-ils ? La politique de la terre brûlée ? Ils en seront les principales victimes. Projetteraient-ils la guerre civile ? Ils ne le pourraient pas. Ils n’en auraient ni les moyens, ni le droit. Le peuple est contre eux. Ont-ils peur de se retrouver en prison ? Pourquoi ? La vérité : ils la connaissent, elle doit leur être des plus amères.
Ennahdha désespère. Les Islamiste sont déboussolés. Ils paniquent. Vivant l’illusion d’un passé mythifié sans rien comprendre au monde actuel, ils commettent erreur sur erreur. Ils perdent pied. Partout ! En Egypte, en Tunisie, en Libye, en Syrie, et même en Turquie, ils sont dans l’impasse. Inspirés par l’imaginaire et l’irréel, ils s’attaquent au mode de vie des gens, sans vraies réponses aux besoins du quotidien. Le religieux veut dominer l’humain en le détruisant. Peine perdue. Et c’est la faute majeure. Les frères musulmans ont fait illusion pendant des décennies. Ils viennent de se fracasser à l’épreuve du pouvoir. Ils perdent politiquement, historiquement et culturellement. Ils n’ont pas de solutions, et ce n’est pas seulement en raison de l’incompétence qui les caractérise. Sans idées, sans solutions, sans vraies compétences, le jugement des faits leur est très cruel. Dès qu’ils sont aux commandes d’un Etat, ils finissent rapidement par le paralyser, par saper ses fondements, menacer son présent et hypothéquer son avenir. Ils ne servent à rien, en plus d’être nuisibles. Qu’ils s’en aillent ! Aidons-les. Ou forçons le destin, comme nous l’avons fait en décembre 2010, quand nous avons cessé d’avoir peur de Ben Ali et de ses sbires.
L’Islam politique vit un échec historique. Une nouvelle page s’ouvre. Nous vivons depuis l’arrivée des Islamistes au pouvoir une période historique de grande explication, qui va au-delà des habituels débats. De larges franges sociales se sont investies dans le champ social et politique. Elles se sont initiées à des questions — autrefois inaccessibles pour beaucoup d’entre elles — d’ordre politique, social, économique, juridique, constitutionnel, électoral, etc. Elles ont disséqué les lois relatives aux libertés, aux élections, au code du statut personnel (CSP), au droit syndical… Elles ont pu, en connaissance de cause, soit adopter des choix par conviction, soit s’opposer avec courage à ce que le pouvoir en place tentait de leur imposer. Cette grande explication va jusqu’à secouer les sujets de spiritualité et de religion. Plus de tabous ! Plus de suprématie du sacré défini au gré des fantasmes de gourous étrangers à nos sociétés modernes. La foi religieuse est repensée, et l’adhésion devenue individuelle. Trop de religion tue la religion. Les salafistes et autres obscurantistes l’apprennent chaque jour à leurs dépens. Ce qu’ils proposent, un Islam rigoriste, bigot et violent, n’a pas trouvé preneur dans la société tunisienne. Le Tunisien s’attache indéfectiblement au principe de l’adhésion volontaire à la religion et son refus de toute contrainte dans ce domaine. A tous, l’avenir montrera les dégâts dévastateurs subis par l’Islam, et les Musulmans, en raison des agissements de faux défenseurs ignorants et obscurantistes, au service de charlatans wahhabites du Golfe.
Pour que le pays retrouve sa normalité, les forces politiques du pays doivent reprendre l’initiative, et combler le vide actuel, trop chargé de dangers pour perdurer. Sont principalement interpellés pour parler vrai et mobiliser la plus large majorité de Tunisiens, Nidaa Tounes et ses alliés de l’Union pour la Tunisie, ainsi que le Front populaire. La main restera tendue à ceux qui tergiversent encore pour de bonnes raisons. Mais le dialogue avec les nadhaouis, réduit à des simulacres, doit cesser. C’est à eux de décider de leur avenir, car nous ne pouvons plus rien pour eux. Puisqu’ils ne s’intéressent pas à la Tunisie et préfèrent l’Oumma ou le Califat, ils ne nous intéressent pas, ni pour ce qu’ils sont, ni pour ce qu’ils veulent imposer au pays dans la duplicité.
Nous, nous voulons sauver la Tunisie, notre pays auquel la plupart d’entre eux ne veulent pas s’identifier. La Tunisie doit rester aux Tunisiens ! Et non à ceux qui sont dégoûtés par son histoire, son passé, son drapeau, ses emblèmes, ses traditions, sa culture, sa joie de vivre, sa modération, sa tolérance, sa pluralité… Levons-nous tous ensemble pour arrêter le cycle de violence actuel et mettre hors d’état de nuire ceux qui l’ont laissé se propager, ceux qui sont aux commandes du pays et qui n’agissent guère, ou ne savent jamais quoi faire. Être au pouvoir, c’est d’abord exercer une responsabilité, une charge, et non jouir d’une sinécure, ou se partager un butin. Le savent-ils seulement ?
Et maintenant, que devons-nous faire ? D’abord mettre en oeuvre un plan de sortie de crise, fondé sur le constat irréfutable que l’ANC et la Troïka ont perdu toute légitimité. Celle du 23 octobre 2011 n’a plus de réalité depuis longtemps déjà. L’assassinat de Mohamed Brahmi n’est à ce titre qu’une piqûre de rappel. Ce plan de sortie de crise s’impose de lui-même. Il ne pourrait être en deçà de celui déjà formulé par Hammadi Jebali le 6 février 2013. Mais pour l’ancien premier ministre, c’était pour tenter de sauver Ennahdha au soir du lâche assassinat de Chokri Belaid. Aujourd’hui, le plan réclamé doit mettre à l’écart les caciques d’Ennahdha, avec leur « Majless Ach-choura » et leur guide Ghannouchi. C’est le préalable. Le pyromane ne peut en aucun cas devenir pompier. Ce plan aura à poser clairement les règles et les étapes permettant de finir la période de transition actuelle à une date précise et à décider des mesures adéquates à appliquer, avec ou sans Ennahdha. Les premières propositions de Nidaa Tounes, du Front populaire et de l’UGTT semblent aller dans ce sens. Que chaque Tunisienne, que chaque Tunisien prenne sa responsabilité et choisisse son camp : soit agir avec les forces vives du pays, au sein de l’ensemble des patriotes et des démocrates, soit s’allier, par l’action ou par l’inaction, aux tenants de l’absolutisme et de la terreur. Que chacun joue son rôle, car nous sommes tous concernés. Que l’on soit homme ou femme, fonctionnaire ou salarié, politique ou syndicaliste, ouvrier ou paysan, juge ou avocat, militaire ou policier, il faut répondre à l’appel angoissé de notre société. La Tunisie a peur, les Tunisiens s’impatientent. Mais la Tunisie vaincra. La Tunisie vivra … malgré ceux qui veulent la tuer.
Abdellatif Ghorbal