Opinions - 27.07.2013

Brahmi : A qui profite le crime? Quatre niveaux de lecture à méditer

L’assassinat de Mohamed Brahmi, précédé par celui du martyr Chokri Belaid, six mois plus tôt, imposent la question cruciale de qui a commandité (exécuté) ces actes abjects et par là donc « à qui profite le crime? » pour reprendre une expression célèbre.
 
Premier niveau de lecture : le plus évident, le plus facile, le plus démagogique : Le coupable est Ennahdha ! C’est le scénario soutenu par les familles, partis et proches des deux victimes. C’est également la position d’autres partis de l’opposition et d’une grande partie de la société civile. Le raisonnement est simple : Aussi bien l’un que l’autre, Chokri Belaid  et Mohamed Brahmi, étaient de fervents opposants au parti au pouvoir, dénonçant sans cesse et sans relâche, avec force et conviction les faiblesses et la mauvaise gouvernance de la Troika en général et d’Ennahdha en particulier, s’attelant à « faire ouvrir les yeux » aux tunisiens sur l’hypocrisie et l’incompétence des dirigeants nahdhaouis. L’évidence est donc que ce parti serait seul coupable de liquider des opposants gênants et acharnés et par la même occasion décimer et affaiblir leurs partis respectifs. Conclusion aux apparences  plausibles, mais quelque peu simpliste et un peu trop facile.
 
Deuxième niveau de lecture : Aussi bien à l’occasion de l’assassinat de Chokri Belaïd en février dernier qu’à celui de Mohamed Brahmi tout recemment, les premiers à payer les frais de ces deux événements sont indiscutablement la Troika d’abord mais aussi et surtout Ennahdha. Le meurtre de Chokri Belaid a valu son poste au premier ministre et à nombre de ministres nahdhaouis et trotkistes. Celui de Mohamed Brahmi a soulevé les masses, éveillé l’acharnement des opposants, fait retourner l’opinion publique contre le Gouvernement, ANC et figures d’Ennahdha. Et l’histoire n’est pas terminée. Quel que soit l’épilogue de l’épisode Brahmi, nul n’est prêt à oublier, pour le moins, les visages blêmes et cireux des dirigeants d’Ennahdha, de ses élus et autres membres de la Troïka. On ne peut nier qu’à chaque fois, le gouvernement et le parti et son pouvoir sont fortement ébranlés. Une conclusion devient donc incontournable : Il est peu probable qu' Ennahdha soit derrière ces deux assassinats ! Comment le serait-elle alors qu’elle est la première perdante de ces événements ? Il est évident qu’aussi bien Belaid que Brahmi sont moins dangereux vivants que morts pour ce mouvement. Serait-il suffisamment ingénu pour creuser sa propre tombe et susciter la colère de populations entières voulant écourter son règne et la poussant au départ ? Cela est aussi peu probable.
 
Troisième niveau de lecture : chaque parti, et Ennahdha le premier, prépare sa campagne électorale (par les moyens dont on l’accuse et ceux dont on ne l’accuse pas). Si nous tentions un bref procès purement populiste du parti Ennahdha (en occultant ses performances de gouvernance politique, économique, sécuritaire et sociale et j’en passe), nous conclurions très rapidement à un constat sans appel : « défenseur de l’islam et des valeurs morales mais incompétent dans la gestion des affaires publiques, laxiste et complaisant avec les salafistes et autres extrémistes » ; L’homme de la rue est formel, il ne pardonne ni les événements de l’Ambassade des Etats Unis, ni ceux de Chaambi, ni ceux des morts gratuites de Nagdh, Belaid, Brahmi, l’officier de Jebel Jloud, ni la circulation d’armes un peu partout, … Le premier conscient de cette évaluation et mesurant à sa juste valeur ses conséquences est justement Ennahdha. L’urgence est donc de marquer les distances avec les nébuleuses extrémistes (qu’ils ont maladroitement d’ailleurs qualifiées de leurs enfants dans une malheureuse tentative de les rallier : immense erreur politique).
 
Le temps est donc arrivé de trancher dans le vif, de sacrifier ces salafistes non seulement encombrants mais de surcroit ingrats ! C’est si peu de chose en contrepartie du regain de la confiance de l’ex-partisan tiédi, sur le point de renier la cause mais surtout futur électeur. La solution est machiavélique mais toute trouvée : se débarrasser des opposants par le bras salafiste, risquer un premier temps de mécontentement de l’opinion publique, contrecarrer la première lecture par la seconde (du reste, parfaitement convaincante), conclure à la culpabilité jihadiste et se débarrasser par un même et seul coup des deux rivaux, en raflant au passage toute l’estime, la reconnaissance de l’homme de la rue et retrouver au passage son statut de martyr, pièce maîtresse de son succès : pour le moins ingénieux et non moins possible…., très possible !
 
Quatrième niveau de lecture : Convenons d’abord qu’il y a Ennahdha et Ennahdha. Il n’est de secret pour personne que le parti compte plusieurs tendances que nous résumerons sommairement par l’aile dure et l’aile modérée ; souvenons nous que l’avortement de la tentative de Jebali au lendemain de l’assassinat de Belaid de composer un gouvernement de technocrates, répondant à une volonté de consensus national, revient uniquement à Mejless Echoura et donc à l’aile dure du mouvement, sacrifiant, sans remords, au passage Jebali lui même. Il devient donc raisonnable de penser que si le parti, stabilisé jusque là par le seul Ghannouchi, rejette la scission, il se trouve par conséquent acculé à la loi d’ « ?????? ?????? » ; Ce qui implique nécessairement une guerre froide sans merci et surtout sans scrupules entre les deux ailes d’Ennahdha : les uns devront inévitablement exterminer les autres. Souvenons nous également que l’aile dure d’Ennahdha entretient, sans se cacher, des relations confirmées avec les différentes mouvances salafistes et extrémistes avec qui elle partage d’ailleurs nombre de principes et de convictions.
 
Partant de là, l’hypothèse d'une guerre fratricide n’est pas à exclure dans l’affaire des assassinats politiques : commanditer les meurtres, les faire exécuter par les alliés salafistes, saborder l’aile modérée et rester enfin seuls maitre à bord ! Ghannouchi n’étant pas immortel. Autrement dit, faire le ménage et préparer la succession calmement et méthodiquement, le temps ne desservant pas à long terme les intérêts de l’aile dure. Les principes des « frères » étant clairs : les loups se mangent entre eux mais ni ne se dénoncent ni ne donnent les leurs en pâture à l’adversaire. Le montage est compliqué mais c’est là néanmoins une explication envisageable.
 
Bien sûr, il y a encore l’hypothèse hautement « complotiste » (aux ramifications intérieures et/ou extérieure complexes), étayant le deuxième niveau de lecture et qui voudrait qu’une volonté occulte œuvre à faire échouer l'expérience de la Troïka (et surtout d'Ennahdha) en ciblant la deuxième ligne de gauche (et pas la première, pour maintenir une «figure » à la tête de cette gauche) qui ne le l’oublions pas est la principale ouvrière de la révolution et  reste la seule capable de soulever des régions comme Gafsa, Sidi Bouzid et autres régions intérieures et rallier l’UGTT à sa cause et donc de retourner totalement la situation.
 
Quelle que soit le scénario qui s’opère, on relèvera que 3 hypothèses sur 4 amènent à conclure qu’Ennahdha n’est pas étrangère aux meurtres de Belaid et Brahmi, sans compter celui de Nagdh, opposant nidaïste, autour duquel il n’y a nul mystère, puisque lynché en plein jour par les LPR, reconnues pour être les milices armées……… d’Ennahdha !
 
On ne prête qu'aux riches: Ennahdha est au pouvoir. Coupable, peut être pas; responsable, certainement!
 
Radhi Meddeb
 
Tags : Mohamed Brahmi   Tunisie