Hamadi Rédissi : la situation(en Tunisie) est plus dramatique qu'en Egypte
Dans une interview à Marc Semo du journal français, Libération, Hamadi Redissi, revient sur l'assassinat de Mohamed Brahmi et ses retombées :
Que signifie cet assassinat ?
Il est le révélateur d’un climat de tension croissante, d’autant que les auteurs du meurtre de Chokri Belaïd, en février, n’ont toujours pas été arrêtés. Il y a une liste d’assassinats programmés. La mobilisation populaire après la mort de Belaïd avait apparemment dissuadé ces sicaires de continuer. Mais aujourd’hui, le climat politique délétère et les contrecoups de la crise égyptienne expliquent probablement ce passage à l’acte. Il me semble significatif que dans les deux cas, les cibles aient été choisies parmi des figures de la gauche radicale, qui - même si elle n’est pas la seule - demande la démission du gouvernement, la dissolution du Parlement, et soutient les jeunes de Tamarod [le mouvement tunisien copié sur celui à l’origine de la révolte égyptienne qui a mené à la destitution du président Morsi, ndlr]. Ceux-ci, comme en Egypte, ont lancé une campagne de récolte de signatures.
L’ensemble de l’opposition fait bloc ?
Aussi bien l’extrême gauche que la gauche ou le centre, à commencer par Nidaa Tounes, la principale force politique de l’opposition, exigent la démission du gouvernement, la dissolution du Parlement et la formation d’un gouvernement d’union nationale. La question de fond est aujourd’hui de savoir si nous allons réussir ou non la seconde phase de la transition. La problématique est d’ailleurs la même en Egypte. La première phase, du renversement de la dictature jusqu’aux élections libres, a été un succès. La seconde me semble malheureusement très mal engagée. Les islamistes d’Ennadha ont remporté le scrutin, s’affirmant comme la première force politique du pays. C’est le jeu normal de la démocratie. Mais les islamistes ont ensuite succombé à une tentation dictatoriale, mettant en œuvre une stratégie cohérente pour parfaire leur mainmise sur les ministères et les autres rouages de la machine administrative. En fait, ni les gagnants qui ont voulu abuser de leur victoire ni les perdants qui ont pris peur n’ont, sur le fond, accepté les résultats du vote.
La situation est comparable à celle de l’Egypte avant le soulèvement populaire de juillet et le coup d’Etat militaire?
A certains égards, la situation est même plus dramatique. Nous avons fait les premières élections libres avant les Egyptiens, mais nous n’avons toujours pas de Constitution, de code électoral, d’instance de contrôle, ni même de date pour un scrutin. Au départ, il s’agissait d’une stratégie d’Ennadha, cousue de fil blanc, pour reporter sine die de nouvelles élections. Depuis, ils sont pris à leur propre piège, quand bien même ils voudraient réellement avancer. Prenons l’exemple de la Constitution : son adoption exige une majorité des deux tiers et Ennadha a donc besoin du soutien d’une partie de ses adversaires. Ceux-ci sont devenus de plus en plus exigeants et le texte reste bloqué.
Un scénario à l’égyptienne est-il possible ?
L’armée tunisienne n’a pas la même histoire que celle de l’Egypte. Le chef d’état-major qui vient de démissionner a d’ailleurs très clairement rappelé ce refus d’intervenir dans les affaires civiles. La résistance de la société tunisienne a toutes les tentatives de mainmise de l’«Etat-Ennadha» est très forte. La centrale syndicale UGTT, qui regroupe la plupart des salariés du pays, en est l’un des piliers. Il y a aussi une bonne partie de la presse, qui reste libre et dénonce les dérives et la corruption du pouvoir. Les femmes restent très mobilisées. La Tunisie peut être politiquement le tombeau de l’islam radical sans qu’il y ait besoin d’un coup de force en kaki. Mais si Ennadha continue de refuser d’entendre ce qui monte du peuple et n’accepte pas un gouvernement d’union nationale, la conflictualité risque encore de monter. Lors de ses adieux, le chef d’état-major a évoqué explicitement le risque de«somalisation» et de guerre civile.