Est-ce l'échec définitif de la Révolution ?
Un départ politisé
On a oublié la patrie dès le lendemain de la Révolution: ce fut très vite la course au pouvoir. Les esprits ne pensaient qu’à la manière d’y accéder, à préparer les partis aux « batailles » électorales. Alors que la situation post-révolutionnaire nécessitait l’union de tous pour assurer le succès de la Révolution et la réalisation de ses objectifs, on s’est attaché à organiser les clans et les camps qui vont s’opposer dans la bataille pour la conquête du pouvoir. Au lieu de l’établissement dès le 14 janvier 2011 d’un gouvernement d’union nationale fort et capable d’éviter au pays l’agitation, l’instabilité et l’insécurité et de se concentrer sur des objectifs prioritaires dans les domaines économiques et sociaux qui bénéficient d’un accord unanime : chômage, emploi, investissement, production, croissance économique, exportations, développement des régions en retard, réduction des inégalités sociales, on a tout concentré sur le renforcement des clans et des partis, la loi électorale, les élections qui vont avoir lieu dans la précipitation le 23 octobre 2011. Le résultat de ces élections va aggraver la situation du pays. En effet, une grave confusion va dénaturer l’objectif poursuivi. Cet objectif était l’établissement d’une constitution. Le mandat de l’assemblée à élire a été fixé à un an par les principaux partis politiques et le décret présidentiel convoquant les électeurs. D’où son nom d’Assemblée nationale constituante.
La dérive née des élections
On assistera alors à une première grande dérive qui va avoir des conséquences graves. Le parti qui a obtenu le plus grand nombre de sièges (89 sur 217) va s’allier avec deux autres partis ayant obtenu ensemble une cinquantaine de sièges pour constituer une «majorité» et une «opposition» qui vont réagir sur l’établissement de la constitution en la politisant à l’excès, alors que cet établissement appelait un large et quasi unanime accord sur un texte appelé à régir la vie politique du pays pour des années et des années. Cette politisation a vu les clans se battre pour en faire une constitution conforme à leurs objectifs propres et non à l’intérêt national. La dérive a été la transformation de la «constituante» en assemblée parlementaire classique qui doit gouverner, légiférer et établir en même temps la constitution, ce qui est contraire à ce qui a été annoncé aux électeurs qui ont bien compris qu’il s’agit seulement d’une constituante, ce qui explique l’abstention de la moitié du corps électoral qui a estimé que l’établissement d’une constitution est une affaire de juristes et ne le concernait que modérément.
Le résultat a été que l’année annoncée aux électeurs s’est terminée sans que la constitution soit établie et, dans l’état actuel des choses, elle ne le sera pas avant la fin de la deuxième année dans la meilleure hypothèse. Ce retard a créé un problème de légitimité. Une assemblée élue pour un an et qui a décidé de prolonger son mandat, sans en préciser la fin, et qui prétend bénéficier de la « légitimité », ayant été élue pour un an qu’elle peut prolonger sans recourir de nouveau au corps électoral qui l’a élu, mauvais précédent incitant l’électeur à ne plus voter puisque son vote n’est pas respecté, ce qui est une grave atteinte à l’esprit civique.
Il fallait donc respecter l’objectif assigné à l’Assemblée élue, c’est-à-dire l’établissement de la constitution, pour qu’elle puisse le réaliser dans le délai prévu d’une année. Ce non-respect dudit objectif et l’extension de la mission de l’Assemblée au domaine politique et législatif expliquent que la constitution ne sera établie qu’à la fin de la deuxième année et même plus tard si l’on tient compte de la nécessité de l’établissement en même temps que la constitution de nombreux textes concernant notamment la loi électorale, les divers comités encadrant le fonctionnement de la constitution et le déroulement des élections et aussi et surtout de la volonté de la « majorité» parlementaire de faire durer le «provisoire» qui lui procure une plus grande liberté de décision.
Un redressement s’impose: l’union nationale
On aurait pu procéder autrement si l’intérêt des partis et la course au pouvoir n’avaient pas « aveuglé » les responsables concernés. On pouvait respecter la durée d’une année annoncée aux électeurs si l’on n’avait pas encombré l’Assemblée d’autres tâches politiques et législatives importantes. Ces tâches devaient être laissées au gouvernement provisoire qui a dirigé le pays depuis le mois de mars 2011 et qui a organisé les élections de manière correcte. Il avait agi par décret-loi et s’était concentré sur les problèmes concrets du pays. Or cela n’a pas été le cas. On a assisté dès le départ à l’installation d’un gouvernement «provisoire» émanant d’une Troïka dirigée effectivement par le parti islamiste qui va utiliser les deux ans à « s’installer » avant d’accepter la tenue d’élections deux ans ou plus après l’élection de l’ANC. Ce parti va consacrer l’essentiel de ses efforts à se «préparer» à ces élections en étendant ses moyens et son influence dans les institutions gouvernementales, sociales et administratives du pays. Une première version de ce gouvernement va échouer après plusieurs mois de tentative de « remaniement ministériel » et une deuxième version en cours n’est pas parvenue à dominer les affaires du pays pour pouvoir les gérer, d’où la situation générale qui est encore pleine de dangers. Or tout bouge autour de nous, en Libye, en Egypte, au Mali notamment.
On ne peut plus se permettre la perte d’énergie, les luttes partisanes, les conflits idéologiques et religieux, les discours violents, les milices politiques, les persécutions de la presse et des journalistes, les grèves destructrices et les manifestations inquiétantes, les invectives, les injures, les discours prétentieux et les harangues enflammées.
Notre pays a besoin de calme, de sérénité, d’apaisement, de conciliation et de réconciliation, de compréhension et de dialogue serein, de confiance mutuelle sans le double jeu qui a fait trop de ravages. On a besoin de rattraper le temps perdu dans le « provisoire » et le «transitoire», dans les querelles et les disputes. Il règne trop de tension dans le pays et dans les esprits. Le comportement des hommes politiques doit inspirer plus de confiance et de sympathie. On doit détendre l’atmosphère pour rendre le dialogue fructueux.
Il est maintenant amplement démontré — et ce qui se passe en Egypte le confirme amplement — qu’aucun parti prédominant avec une majorité électorale ne peut aujourd’hui gouverner seul et diriger le pays pour le sortir de la crise qui se prolonge. Seul un gouvernement d’union nationale regroupant les partis politiques les plus importants mais aussi les organismes de la société civile, dont notamment les syndicats des employeurs et des salariés, de telles institutions ne pouvant plus ne pas participer au sauvetage du pays en assumant des responsabilités dans la gestion des affaires. Ces syndicats ont participé à ces tâches après l’Indépendance. Ils doivent le faire aujourd’hui jusqu’à ce que le pays puisse respirer et récupérer ses forces pour pouvoir supporter grèves et licenciements.
J’ai proposé cette idée de gouvernement d’union nationale depuis le mois de mars 2011 et à plusieurs reprises depuis. On m’a dit que j’étais quelque peu naïf et que les rivalités sont telles que cette idée n’arrange personne : son inconvénient est de limiter la voracité des partis et la course au pouvoir. Aujourd’hui, devant la situation qui existe, on n’a plus le choix. Refuser l’idée d’un gouvernement d’union nationale, c’est se soustraire à un devoir sacré, c’est se déclarer adversaire de la communauté nationale et partisan de la discorde.
Nécessité d’une nouvelle légitimité
Dans le désordre actuel, comment parler d’élections libres et honnêtes. Il ne peut pas y avoir de telles élections avec la présence d’un gouvernement partisan et provisoire qui, visiblement, fera son possible et l’impossible pour en sortir victorieux et pouvoir gouverner de manière durable en espérant, comme l’a dit le premier responsable du parti islamique, qu’il gagnera ces élections de manière permanente. En tout état de cause, de telles élections n’inspireront pas confiance et aggraveront l’état de tension et la volonté d’affrontement. Il en va autrement si la création d’un gouvernement d’union nationale intervient à temps et que ce gouvernement dure un temps suffisant pour rétablir la confiance, la sécurité et la sérénité et trouver des solutions aux problèmes économiques et sociaux les plus urgents et permettre ainsi aux élections de se dérouler dans des conditions saines et crédibles.
En effet, si les élections ne peuvent intervenir dans les circonstances actuelles qu’à la fin de l’année ou même seulement en 2014 ou plus tard encore, on aura aggravé la situation en prolongeant une période transitoire devenue suspecte depuis la fin du mandat de l’ANC le 23 octobre 2012, la légitimité électorale ayant disparu sans être remplacée par une légitimité nouvelle consensuelle ou électorale. L’ANC ne bénéficiant pas de cette légitimité, le gouvernement a le même problème et certains ont proclamé la situation actuelle illégale pour l’ANC et pour le gouvernement. Le plus curieux est que nous dénonçons l’agression contre la légitimité en Egypte et nous le faisons nous-mêmes à deux reprises en transformant l’ANC en parlement et en ne respectant pas le délai qui lui est imparti pour établir la constitution, prolongeant ainsi illégalement la survie des institutions provisoires.
Il y a lieu donc de restaurer légitimité et crédibilité et le seul moyen de le faire aujourd’hui sans attendre de longs mois avant de pouvoir organiser des élections est d’avoir suffisamment d’éléments pour décider d’une date réaliste. Le seul moyen de parvenir à des élections que personne ne contestera, c’est d’établir sans retard un gouvernement d’union nationale, création qui instaurera une légitimité consensuelle et la confiance nécessaire pour assainir la situation générale dans le pays, sortir du provisoire en organisant dans la paix et le calme des élections qui ne déboucheront pas sur de nouvelles difficultés pouvant parvenir d’élections entachées de trop d’irrégularités et qui pousseront les divers clans et partis à s’affronter violemment.
En tout état de cause, il y a lieu d’en finir avec les échecs de gouvernement partisan. On ne peut plus se le permettre sans mettre le pays en danger. On risque l’exaspération des jeunes et des populations qui souhaitent retrouver une situation normale et cette exaspération peut conduire à des convulsions comme en Egypte actuellement. Si l’on n’avance pas, toutes sortes d’interventions peuvent menacer la révolution et le pays. Déjà certains déclarent regretter la dictature abattue et la «tranquillité» perdue avec elle. Sans parler d’une réaction violente des services et des institutions chargés de la sécurité du pays. Un schéma à l’égyptienne en somme. Peu probable, on le souhaite. Mais on ne doit pas négliger une telle hypothèse et continuer à gérer le pays de la même façon, chaotique, indécise, secrète, non transparente en tout cas.
Un gouvernement d’union nationale peut s’attaquer à des problèmes qu’aucun gouvernorat partisan, de droite ou de gauche, ne peut faire seul. On pense particulièrement à des questions délicates comme celle de la Caisse de compensation. Ce problème s’est posé dès 1982-1983. On l’a abordé dans l’improvisation et avec beaucoup de démagogie. On a provoqué les émeutes du pain en 1984 et en 1987 la fin du régime de Bourguiba. Trente ans sont passés et le problème reste entier. Aussi bien Ben Ali que le gouvernement actuel n’osent l’aborder, soit pour éviter la colère populaire, soit pour ne pas perdre des électeurs ! Un gouvernement d’union nationale, répartissant le « risque » entre tous les participants à ce gouvernement, serait mieux à même de trouver des solutions et de les appliquer. Un exemple parmi d’autres.
Les problèmes politiques appellent aussi un gouvernement d’union nationale. Plus de deux ans après le 14 janvier 2011, on n’a pas progressé dans le traitement des problèmes nés du succès de la Révolution. Ils risquent de s’éterniser et de servir à des fins politiciennes. Il faudrait suivre l’exemple de Nelson Mandela en Afrique du Sud. Il a réussi à faire cohabiter les Africains et les Européens installés dans le pays. N’allons pas chercher dans les dossiers de plus d’un demi-siècle d’évènements politiques. On risque sérieusement de réveiller des accusations et des haines du passé. On peut s’attendre à un gâchis effroyable. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ont commis et commettront encore des erreurs. On peut dans 50 ans réclamer des comptes aux survivants ou aux successeurs. On n’en finira jamais. On institutionnalise la haine entre les Tunisiens. Je dis cela et chacun sait que j’ai été victime du despotisme du dictateur chassé par la révolution.
N’avons-nous rien à faire que de lancer le pays dans une telle opération. Laissons cela aux historiens et chacun pourra se faire une opinion sans livrer bataille à qui que ce soit. Ces propos ne sont pas en contradiction avec le jugement par une justice normale et équitable de tous ceux qui ont commis des crimes ou des illégalités.
Et là aussi un gouvernement d’union nationale pourra trouver plus facilement le moyen de protéger la Tunisie contre l’envie de démontrer que les prédécesseurs n’ont rien fait et que ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir sont des saints.
L’Islam doit nous unir et non nous diviser
Les « sceptiques » diront : comment des partis qui se disputent âprement depuis plus de deux ans vont accepter de figurer dans le même gouvernement et travailler sereinement pour le salut de ce pays ? Ne parle-t-on pas depuis des mois de dialogue, de concertation, de hiwar? Et puis chacun de réendosser son équipement de guerre et la lutte reprend, dans la méfiance, les uns et les autres privilégiant leurs doctrines et leurs slogans que les problèmes concrets du pays. Si les uns et les autres acceptaient de garder pour eux de tels slogans et doctrines, on pourrait avancer. Les uns s’appellent islèmiyines, islamistes, musulmans, ce qui accroît la méfiance des autres qui implicitement et même trop clairement sont considérés comme étant non musulmans, qu’ils sont donc plus ou moins mécréants, coffars, dont il faut débarrasser la scène politique. Laissons la religion de presque la totalité des Tunisiens évoluer normalement comme elle l’a fait depuis des siècles avec des mosquées dépolitisées, consacrées au culte et non aux discours politiques violents. La tension qui règne dans le pays provient très nettement de ce mélange détonant entre la politique et la religion qui, des siècles durant, a provoqué des conflits et des guerres, de « religion » en Europe et ailleurs qui n’ont cessé que lorsque, fatigués et épuisés, les pays concernés ont décidé d’éviter que la politique puisse utiliser la religion ou que la religion puisse se mêler de politique (1). Les pays qui ont réussi la séparation et l’indépendance de ces deux domaines ont pu progresser et devenir des nations évoluées et démocratiques, ce n’est hélas pas le cas de la majorité des pays arabes et musulmans : l’Algérie et ses 200.000 morts, la Libye et son chaos actuel après la guerre qui a éliminé le dictateur, l’Egypte qui est déchirée par les deux clans qui se disputent le pouvoir, l’Irak qui s’entretue, l’Iran clérical qui fait peur. Il faut donc, si l’on veut réellement sauver le pays, éviter les conflits insolubles qui concernent les convictions intimes des citoyens. N’essayons pas de transformer les partis en congrégations religieuses. L’Islam est notre religion depuis des siècles. Les Tunisiens ne sont pas à convertir à l’Islam, ils n’ont pas attendu la Révolution et les islamistes pour devenir de bons musulmans (2). Il en est de même des doctrines qui veulent propager des systèmes de vie et de comportement. Ces doctrines sont comme des modes. Elles vont et reviennent en laissant beaucoup de dégâts. L’exemple du communisme ou du socialisme imposé par la force est là : ils ont soulevé un temps l’enthousiasme des populations, puis ont disparu du fait de leurs excès.
On espère donc que la sagesse des hommes politiques qui portent la lourde responsabilité de mener le pays vers le progrès et le développement pourra les conduire à donner la priorité aujourd’hui aux problèmes concrets du pays dont le gouvernement d’union nationale doit s’occuper. Quatre ou cinq grands de ces dirigeants, qui se reconnaîtront, détiennent en main le sort du pays et peuvent le sauver s’ils décident de ne pas chercher à éliminer l’autre. La patrie leur sera reconnaissante s’ils y parviennent. Ils seront rejetés s’ils persistent dans un affrontement destructeur.
Le programme du gouvernement d’union nationale
Les problèmes sont connus et concernent les besoins les plus importants du pays et de ses habitants et qui doivent constituer le programme du gouvernement de l’union. Ils bénéficient de l’accord de toutes les parties concernées et de l’ensemble de la population. Ils se rapportent en premier lieu à l’instauration de la sécurité des biens et des personnes de façon à renforcer la confiance dans le pays. Cet objectif suppose des décisions importantes à prendre pour que l’Etat retrouve son autorité et son prestige et que ses moyens ne soient pas utilisés au profit de tel parti ou de telle catégorie. Donc toute forme de milice au service d’un clan ou d’un parti est un facteur de désordre et d’insécurité. Il faut interdire toute forme de police parallèle et renforcer la crédibilité et le dévouement à la République des forces de l’ordre.
Le second problème concerne le redressement économique. L’économie du pays et son développement ont été négligés après la révolution. Les discussions, les tribunes, les discours, les écrits ont quasi totalement été consacrés à la « politique » dont l’évolution tumultueuse a dominé la scène. Or le redressement économique devait recevoir la plus grande attention. Il s’agit de la vie des familles et des personnes que les gouvernements sont censés défendre et améliorer leur sort et ne pas se contenter de les abreuver de discours. Ce genre de discours n’est plus écouté aujourd’hui et il est devenu une cause de discrédit des gouvernants et des responsables de la vie publique.
Ce problème économique concerne d’abord l’investissement et son développement. La sécurité et la stabilité sont un préalable dans ce domaine. Promouvoir l’investissement, le porter à plus de 30% du PIB au moins pour pouvoir accroître la production et obtenir un taux de croissance d’au moins 6 à 7% le plus rapidement possible. Augmenter l’investissement et la production, c’est en même temps réduire le chômage et promouvoir l’emploi, deux priorités essentielles pour le redressement du pays. On ne peut pas tolérer des centaines de milliers de chômeurs, ce qui est explosif. On doit créer suffisamment d’emplois, 80.000 par an pour répondre à la demande additionnelle, et ne pas augmenter le chômage, qui doit le plus rapidement possible baisser de 17 ou 18% de la population active à quelque 5 à 7% seulement.
On ne peut pas y parvenir en quelques semaines ou quelques mois mais on peut rapidement lever les obstacles et indiquer la trajectoire en le confirmant par quelques décisions qui seront autant de messages qui rassurent. J’ai indiqué par exemple quelques projets de ce genre passés inaperçus dans l’agitation des esprits qui n’a pas cessé. Il s’agit de réduire sinon de supprimer le chômage existant en demandant aux 800.000 entreprises sur les 1.200.000 qui existent d’employer chacune une personne au moins contre un avantage fiscal compensateur, ce qui est réalisable pratiquement sans délai et, en second lieu, il a été proposé de lancer un emprunt de solidarité nationale d’un milliard de dinars dans des conditions attractives, montant à consacrer aux projets les plus urgents dans les régions défavorisées. Ces deux messages auraient indiqué la nouvelle orientation et auraient changé l’atmosphère, rétabli la confiance et fait redémarrer l’économie.
La promotion de l’investissement, de la production et de l’emploi doit aller de pair avec le développement de nos exportations, la réduction de notre déficit extérieur et de notre endettement. Il convient, à ce propos, de mentionner l’importance de l’économie du savoir qui représente un secteur créateur d’emplois et d’extension des exportations des activités numériques.
Nous ne sommes pas parvenus depuis l’Indépendance à résoudre le problème de l’emploi ainsi que celui de nos finances extérieures et de notre endettement. C’est dire qu’il y a urgence et aucun gouvernement partisan ne pourra y parvenir seul. La troisième série de problèmes urgents concerne le développement régional. Il s’agit des régions du pays, au Sud et à l’Ouest particulièrement, qui n’ont pas reçu la même attention que les autres régions. Il s’agit aujourd’hui de leur accorder la priorité en développant une infrastructure insuffisante et en y injectant des projets et des investissements permettant de réduire un chômage qui atteint dans ces régions le double de la moyenne nationale. On est unanimes sur ce sujet. Il faut passer à l’action rapidement et vigoureusement. Il faut un gouvernement crédible pour y parvenir. Les gouvernants actuels, se sachant provisoires, n’osent pas s’aventurer dans cet énorme problème de notre vie nationale.
Le gouvernement d’union nationale doit s’occuper sérieusement des catégories de problèmes qu’on vient d’évoquer. En même temps, il doit engager une réflexion approfondie sur les grandes réformes à accomplir au cours des prochaines années. Il s’agit de la réforme de l’Etat et de l’entreprise, de la réforme de l’éducation, clef du problème de l’emploi, de la réforme financière qui concerne la banque, l’assurance, le système fiscal et les finances publiques.
Le gouvernement d’union nationale doit établir sans délai un plan de développement global comme nous l’avons fait jusqu’au XIe Plan 2007-2011, et ce, afin de pouvoir connaître nos objectifs pour l’an 2020 et ce que nous voulons faire de notre pays. Il n’est plus possible aujourd’hui de se contenter de l’improvisation et du manque de vision dans ce domaine.
Un dispositif concret
Après avoir procédé à l’analyse de la situation et de la nécessité d’un gouvernement d’union nationale, il nous faut examiner comment établir ce gouvernement ? Que faut-il faire ? Surtout éviter l’extrémisme. Ne pas s’accrocher à des positions intenables. S’en tenir sans nuance à une légitimité amoindrie ou réclamer la dissolution de l’ANC et le départ du gouvernement ne serait pas positif et ne nous sortirait pas d’une crise qui s’aggrave et ne nous protègera pas des dangers intérieurs et extérieurs qui nous menacent. Il nous faut surtout renforcer la légitimité, continuer et parachever ce qui est en cours, constitution, loi électorale, etc., et aboutir le plus rapidement possible à rétablir la sécurité, la paix sociale, le calme politique et l’entente la plus large possible.
Comment renforcer la légitimité ? En abandonnant le système d’un gouvernement partisan qui n’a pas abouti aux résultats souhaités et en réunissant toutes les forces politiques et sociales dans un gouvernement d’union nationale dont les objectifs définis ci-dessus devraient pouvoir recueillir un accord général.
Ce gouvernement devrait donc comprendre les premiers responsables des principaux partis politiques, les premiers dirigeants des syndicats les plus représentatifs d’employeurs et de salariés et enfin les ministres en charge d’une quinzaine de départements étoffés. Ces derniers doivent être des personnes expérimentées bénéficiant d’une réputation d’indépendance, d’autorité et d’intégrité et qui ne sont pas concernées par les futures élections. Ces ministres ne sont pas isolés de l’opinion publique largement représentée dans ce gouvernement et à même de les éclairer et de les aider dans le choix des priorités à traiter, sans perdre du temps : formule originale conforme aux nécessités de l’heure.
Nous avons là un organisme opérationnel dont l’approbation par l’ANC ne devrait pas poser de problèmes, les partis les plus importants étant représentés dans les deux organismes.
La légitimité de ce gouvernement d’union nationale ne pourra plus être ainsi mise en cause. C’est un point acquis considérable de nature à assainir le climat politique. Cette composition du gouvernement d’union nationale est également l’aboutissement des efforts de « dialogue » entrepris depuis de longues semaines. Les efforts doivent déboucher sur un organisme de décision et de concrétisation, sinon on n’aboutit pas à un résultat concret. Deuxième question importante après la composition: la durée de ce gouvernement d’union nationale. On a perdu déjà deux ans et demi avec du «provisoire» et du «transitoire» sans parvenir à une constitution et à des élections après un redressement de la situation générale dans le pays. Il faut donc donner à ce gouvernement légitime d’union nationale le temps nécessaire d’agir. Mais il faut fixer au départ la durée de son mandat pour bannir l’incertitude qui a existé jusqu’ici. On peut prévoir deux mois de dialogue pour arrêter définitivement la composition, les objectifs et la durée de ce gouvernement, et ce, à partir du 1er août 2013 par exemple. Le mandat de cet organisme pourrait alors se dérouler du 1er octobre 2013 à la fin de 2014, ce qui est raisonnable si l’on ne perd pas de temps en prévoyant tout de même dès le départ de la prolonger de six mois au maximum en cas de nécessité absolue.
Pouvons-nous réussir en adoptant cette solution ? Pouvons-nous éviter l’échec, qui risque d’être définitif, de la Révolution ? Oui si les uns et les autres s’élèvent à la hauteur de leur responsabilité et prennent rapidement des décisions nécessaires préalables concernant les milices qui se multiplient, les désordres qui se prolongent et s’aggravent, l’instabilité qui menace et la confiance dans le pays et son destin qui se dégrade. Ces décisions doivent permettre à la population de respirer, de sentir qu’on s’occupe de son sort et qu’on a arrêté les hostilités politiques.
La mise au point et l’exécution de ces propositions sont difficiles et exigent une prise de conscience démontrant la preuve que Tunisiennes et Tunisiens aiment trop leur pays pour accepter de le livrer au désordre et à la décadence.
C’est notre espoir à tous pour que vive la Tunisie dans le bonheur et la prospérité.
M.M.
Post scriptum
Ce texte a été établi et remis à la Presse le jeudi 25 juillet 2013 au milieu de la matinée. Deux heures plus tard intervient le lâche assassinat du leader Hadj Mohamed Brahmi, député à l’Assemblée nationale constituante. Le peuple entier a condamné cet acte criminel qui constitue et constituera désormais une date extrêmement importante dans l’avenir du pays, venant après l’assassinat, il y a six mois, du martyre Chokri Belaïd.
Ce désastre national me confirme dans l’idée que j’ai proclamée dès les premiers mois de la Révolution: la nécessité de l’union nationale que j’ai évoquée à dix reprises dans mes écrits. Aujourd’hui on a fini par comprendre son importance et d’y appeler. Les gouvernants doivent s’y rallier. Si par malheur, ils persistent dans leur entêtement à vouloir assurer à tout prix à l’avance leur «victoire» aux prochaines élections, ils risquent de ne plus être acceptés comme partenaires dans cette union nationale qui se dessine. Il faut donc qu’ils acceptent de réviser leurs options fondamentales, d’exclure cette volonté dévorante de garder le pouvoir pour «changer» le pays !!
Aujourd’hui c’est la grande révision pour tout le monde, y compris pour une opposition qui doit devenir une réelle alternative en mettant fin à sa dispersion. Des progrès ont été accomplis, le pas décisif doit être franchi : s’unir pour devenir totalement crédible. Aujourd’hui, ils doivent proposer un programme commun et urgent pour sauver le pays et ne plus s’en tenir à critiquer celui des autres, quand il existe.
Ils sont appelés à se « mouiller » pour sauver le pays. Si les partis au pouvoir révisent leurs positions, il sera possible de pouvoir coopérer avec eux pour accroître nos chances de succès : les exclure c’est tomber dans la même erreur à laquelle ils se sont accrochés pour exclure à tour de bras. C’est l’intérêt national qui est en jeu et les uns et les autres doivent rectifier leurs attitudes.
Si cette union nationale est réalisée, et nous en proposons le schéma qui nous semble le plus approprié, tout le reste devient secondaire, le conflit sur la « légitimité », qui risque d’ensanglanter le pays, la dissolution de l’ANC, qui n’apporte rien, les jours de celle-ci sont comptés et elle est largement relayée par le gouvernement de l’union nationale. L’essentiel doit l’emporter : un gouvernement d’union nationale. Il peut être réalisé rapidement par les responsables concernés, peu nombreux, s’ils ne cèdent pas aux sentiments de revanche, d’exclusion ou de domination et se montrent à la hauteur de leur mission : sauver le pays dont l’arriération se confirme de jour en jour de manière catastrophique : la méfiance, l’irresponsabilité, le laisser-aller, l’inefficacité, l’hostilité et les mauvais instincts s’aggravent et de plus en plus.
Heureusement la jeunesse et le peuple ont montré, en réagissant spontanément et admirablement aux odieux assassinats politiques dont le pays est victime, qu’ils n’acceptent pas la défaillance de ceux qui les gouvernent aujourd’hui et demain.
Sauver le pays, la Révolution, rétablir la sécurité, améliorer la situation économique et sociale, éviter la faillite financière sont maintenant l’essentiel et tout le monde doit s’y atteler.
Le retentissement considérable de la constitution d’un gouvernement d’union nationale sur le plan intérieur et à l’extérieur et ses conséquences sur la restauration de son excellente réputation comme peuple paisible et état moderne, civil et avancé et aussi sur les concours de nos partenaires, frères et amis, comme jadis lui permettant un nouveau départ sur la voie du développement et du progrès.
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(1) On peut citer ce qu’a dit à ce sujet le grand Gandhi, cité par Henri Stern dans son livre concernant les préceptes de vie du Mahatma Gandhi : « L’Etat doit s’occuper de notre bien matériel, de notre santé, des communications ou des relations extérieures. Mais pas de notre religion, la vôtre ou la mienne. La religion c’est l’affaire personnelle de chacun » et il ajoute : «Ma religion m’est sacrée: je mourrai pour elle. Mais c’est mon affaire, l’Etat n’a rien à y voir».
(2) J’ai été prié, la veille des élections du 23 octobre 2011, de donner un avis sur le programme électoral d’Ennahdha. J’ai trouvé qu’il était conforme au programme d’un parti normal sauf qu’il comportait, timidement du reste, une « marjaiya », c’est-à-dire une référence islamique. J’ai conseillé à ceux qui ont demandé mon avis de ne pas « monopoliser » ainsi l’Islam et de le politiser, et de ne pas mêler la religion à la politique. Je vois que mon conseil n’a pas été suivi et un grand tort a été ainsi porté à l’Islam. Je leur avais également déconseillé de dire que tout est négatif depuis l’Indépendance, en attendant de voir s’ils peuvent faire mieux. Ce qui ne sera pas évident depuis les élections. Je leur avais également conseillé dans le Journal « Le Maghreb » du 20 octobre 2012 de ne pas penser au pouvoir et d’attendre d’acquérir une connaissance suffisante des problèmes du pays. Ils auraient été peut-être aujourd’hui moins critiqués.