Il était une fois des Sfaxiens… 1945-1955
Décidément, la ville de Sfax suscite cette année la plume des écrivains et l’intérêt des éditeurs. Coup sur coup, pas moins de 3 ouvrages lui sont consacrés. D’abord, l’évocation de l’eté 53 par Taoufik Abdelmoula sous le titre de « Cet Homme doit Mourir ou La flambée de la résistance à Sfax ». Puis, « Sfax à la Carte », à travers une collection de cartes postales et de photos, et voilà une évocation bien particulière « Il était une fois des Sfaxiens… 1945-1955 » par Rachid Baklouti, qui vient de paraître. Un quatrième, apprend Leaders, est sous-presse. Nous le devrons à Maher Kammoun, PDG de la SIPHAT et ancien directeur de l’ENA.
Rachid Baklouti est un cas particulier. Retraité de la SNCFT, il est déjà l’auteur de 3 livres entre recueils de poèmes (« Mon Crayon se rebelle » et « Des instants d’amour fervent »), et receuil de textes (« Arc-en-ciel »). En avant propos de ce 4ème ouvrage, il a sollicité « la plume du militant et Homme d’Etat, Hamed Zeghal ». Ancien Chef scout, secrétaire général de l’Uget, secrétaire d’Etat à l’Education nationale et PDG de la SIAPE, l’Agence TAP, l’Imprimerie officielle et l’ATCT, Si Hamed a une autre face cachée. Il est en effet l’auteur d’un superbe livre « Génération de la Révolte », un pavé de plus de 600 pages, abondamment illustré, qui restitue avec un rare talent littéraire, romancé et documenté à la fois, sa prime jeunesse dans sa ville natale, durant les années 30 à 47, puis ses études à Paris et l’engagement de toute sa génération. A-t-il ainsi suscité des vocations et encouragé d’autres auteurs sur la même voie et dans des genres similaires ou différents. Sans nul doute. Sa présentation de « Il était une fois des Sfaxiens… 1945-1955 » est bien appropriée:
Rachid Baklouti a 18 ans quand la Tunisie recouvre son indépendance, et que les français quittent massivement le pays, estimant qu’ils n’y ont plus d’avenir. Leur exode rapide crée un grand vide dans les administrations et les entreprises publiques, risquant de tuer dans l’œuf l’Etat naissant. La jeunesse tunisienne prend alors la relève. Sans expérience ni formation adéquate, les jeunes se donnent sans compter à leurs nouvelles et lourdes responsabilités, en sacrifiant parfois leur formation universitaire. C’est le cas de Rachid Baklouti.
Après des études secondaires brillantes, révélant déjà des penchants littéraires, il répond à l’appel patriotique, étouffe ses dons, qu’il aurait pu favoriser en s’inscrivant dans une faculté ou un institut supérieur, et accepte de servir dans une entreprise publique, la société nationale des Chemins de Fer Tunisiens. Entre sa nouvelle charge et la formation parallèle qu’il poursuit pour mieux exercer son travail, il n’y a plus de temps pour écrire autre chose que des rapports administratifs.
Il lui faut attendre l’âge de la « retraite » pour donner libre cours à ses pulsions profondes et se mettre à écrire. Il publie d’abord des poèmes, révélant en plus d’une sensibilité vive, une maîtrise des langues française et arabes.
Puis vient ce livre qui lui a permis de revisiter sa mémoire, afin de nous décrire non sans émotion, des pans entiers du mode de vie des sfaxiens pendant la période 1945-1955 : le borj, le jinène, les relations entre époux dans le cadre de la cohabitation de familles nucléaires, la constitution de liens de mariage par la Khattaba, le déroulement des cérémonies de mariage et des fêtes religieuses, l’autosuffisance, la solidarité entre voisins, les métiers à Sfax…etc.
Les garçons ont aussi leur place dans ce livre. On les voit profiter du grand espace qui leur est disponible et de la possibilité de se trouver avec beaucoup d’autres enfants. Ils peuvent ainsi courir et jouer à leur guise. L’évocation par Rachid Baklouti de son enfance et des faits et gestes de son entourage, véhicule une charge de poésie, sffisante pour restituer l’atmosphère familiale et l’ambiance sociale d’une société qui est restée immuable durant des siècles. Certes, les hommes qui y ont passé leur enfance en gardent une forte nostalgie. Mais en est-il de même pour l’élément féminin ? La femme qui est soumise à l’autorité indiscutable de la belle mère, qui cohabite et « se chamaille » avec des belles sœurs, et qui considère son mari bien plus un maître qu’un compagnon, est-elle vraiment contente de son sort ? N’est-elle pas plutôt résignée devant son destin, son maktoub.
Mais voilà que l’indépendance survient, entraînant le pays dans un courant moderniste, qu’illustrent la généralisation de l'enseignement pour les deus sexes et la promulgation d’un nouveau code de statut personnel. La femme se libère après son long asservissement. C’est le coup fatal porté à la perpétuation de la famille élargie. Avec l’existence de logements restés vacants par le départ des français, et l’élévation du niveau des Tunisiens, les jeunes ménages délaissent le borj ou la maison arabe pour s’installer dans des appartements ou des villas. L’épouse y trouve sa tranquillité, et la sensation d’être réellement la maîtresse de sa maison. Mais les enfants y trouvent un espace exigu, perdent la compagnie d’enfants de leur âge, et perdent aussi la grand-mère qui raconte des contes fantastiques, et docte des préceptes moraux et de conduite sociale.
A chaque mode de vie ses forces et ses faiblesses, ses progrès par rapport à l’ancien, et ce qu’il a engendré par rapport à l’état antérieur.
Ceux qui, comme l’auteur ont vécu et vivent « en direct »les transformations sociales, savent qu’il existe des aspects positifs dans le mode de vie du Sfaxien pendant la première moitié du siècle dernier. Le sens sacré donné aux valeurs morales, le respect de l’âge, la solidarité entre voisins, l’épargne familiale, sont autant de vertus qui tendent à disparaitre aujourd’hui. Celui qui se voit le premier sacrifié par la modernité est incontestablement le grand-père ou la grand-mère. Après avoir régné sur plusieurs familles, il se voit relégué à la solitude, sinon à l’abandon, alors que notre religion nous dicte un comportement différent à son égard.
Le livre de Rachid Baklouti est précisément là pour nous montrer ce que nous sommes en train de perdre, si nous ne parvenons pas à établir l’équilibre nécessaire entre ce qui fait notre identité et les exigences des temps modernes.
C’est aussi un livre d’une richesse appréciable, en raison de la multitude d’informations qu’il nous propose, et qui sont utiles pour les historiens et les sociologues. Un livre instructif et agréable qui se laisse lire avec plaisir.
Hamed Zeghal
«Il était une fois des Sfaxiens… 1945-1955 »
Par Rachid Baklouti
184 pages, 5 DT, 2009, Imprimerie Reliure d’Art (Tel. +216 74 432 030)