L'Egypte, n'est pas la Tunisie ? Voire
La scène se passe le samedi 26 juillet 1952 (il y a soixante et un ans presque jour pour jour) sur les quais du port d’Alexandrie. Il est 18 heures, heure limite fixée par «les officiers libres» qui venaient de le déposer, pour quitter le pays. Faute de quoi, «Votre Majesté sera responsable des conséquences d’un refus éventuel de se conformer à la volonté du peuple». Arrière-arrière-petit-fils de Mohamed Ali, fondateur de la dynastie, Farouk s’apprête à embarquer pour la dernière fois à bord du yacht royal, «El Mahroussa», après avoir abdiqué au profit de son fils, Fouad II, à peine âgé de six mois. Sur le quai, le nouveau chef d’état-major de l’armée, le général Mohamed Naguib, est venu le saluer. Le yacht appareillera quelques instants plus tard, alors qu’une salve de 21 coups de canon est tirée. Un conseil de régence est aussitôt mis en place. Il devait siéger jusqu’à la majorité du nouveau roi. Mais face aux défis extérieurs et la situation économique du pays, la république sera proclamée moins d’un an plus tard.
Cette transition douce n’est pas sans analogie avec la déposition, cinq ans plus tard, de Lamine 1er, dernier monarque de la dynastie husseinite qui avait gouverné la Tunisie depuis 1705, même si le roi égyptien a été traité avec plus d’égards que son homologue tunisien. Dans les deux cas, l’opération s’est déroulée sans effusion de sang, parce que le pouvoir n’était pas à prendre, mais à ramasser, parce que ses auteurs dans les deux pays s’étaient fait un point d’honneur de respecter la légitimité, parce que l’opération a été vécue par la majorité de la population comme une délivrance. En Tunisie, ce sont les élus de la constituante qui ont voté à l’unanimité la déposition de Lamine 1er. En Egypte, lorsque le roi reçut l’ultimatum des « officiers libres », lui enjoignant d’abdiquer, il demanda au vice-président du Conseil d’Etat si «le document avait une quelconque légitimité». La réponse a été oui «si nous nous référons au préambule de la constitution» (1).
A elle seule, la scène du départ de Farouk est révélatrice de l’état d’esprit des militaires égyptiens. Depuis sa création, en 1922, l’armée, si décriée aujourd’hui par les partisans de Mohamed Morsi, a eu l’occasion à plusieurs reprises de prouver son légalisme. En 1952, bien sûr, malgré les graves reproches qui pouvaient être faits au roi Farouk, véritable concentré de défauts en comparaison duquel un Ben Ali ou un Kadhafi apparaîtraient comme des parangons de vertu, mais aussi lors de la révolution du 25 janvier 2011, où elle avait pris fait et cause pour les jeunes de la place Ettahrir, et tout récemment, en déposant Morsi pour éviter une guerre civile. L’accuser d’avoir réalisé un coup d’Etat ne résiste pas à l’examen ou alors, on devrait classer dans cette catégorie le retour de de Gaulle aux affaires en 1958, qui a fait éviter à son pays une guerre civile, la révolution des œillets au Portugal en 1974 qui a renversé l’un des pires dictateurs du XXe siècle, Salazar, qui avait fait de son pays le plus arriéré d’Europe et même la révolution iranienne de février qui a abattu une monarchie en total déphasage avec son peuple.
Entre la Tunisie et l’Egypte, il existe certes des différences, notamment le poids démographique (11 millions contre 90) et la place de l’armée dans la société. Avec ses 400 000 hommes et son poids économique, l’armée égyptienne constitue un Etat dans l’Etat. Chez nous, c’est le parti, hier unique, aujourd’hui dominant qui bénéficie de cette position. En contrepartie, les similitudes sont nombreuses. Les deux pays possèdent une forte tradition étatique. Depuis la conquête arabe, des liens très étroits se sont noués. C’est de Mahdia que les Fatimides partirent en 975 à la conquête de l’Egypte. C’est au Caire, fondé par le Tunisien El Moez, qu’un autre Tunisien illustre, l’historien Ibn Khaldoun, fuyant les intrigues de son rival l’imam Ibn Arafa, a choisi de terminer sa vie. Dans l’un de ses ouvrages, Vincent Monteil souligne «le fort courant d’échanges entre la Tunisie et l’Egypte» ainsi que la place de choix exceptionnelle qu’occupent les deux pays dans le domaine de la culture. On pourrait y ajouter la contribution des penseurs et des ulémas des deux pays au mouvement des idées dans le monde arabe à partir du XIXe siècle.
Dès lors, il ne faut pas s’étonner que le moindre évènement qui se produit dans l’un de ces deux pays trouve immédiatement un écho dans l’autre. Les dirigeants d’Ennahdha ne s’y sont pas trompés qui ne cessent de répéter sur le mode incantatoire, depuis l’éviction de Morsi, que la Tunisie n’est pas l’Egypte, qu’Ennahdha a choisi, contrairement aux «frères» égyptiens, de s’allier à d’autres partis et de rechercher le consensus. De même qu’on peut comprendre l’agressivité de certains dignitaires du mouvement qui n’hésitent pas à menacer d’un bain de sang leurs compatriotes qui seraient tentés de descendre dans la rue, alors que d’autres s’accrochent à cette fameuse loi d’immunisation de la révolution comme à une ultime planche de salut. L’onde de choc de cet évènement finira tôt ou tard par atteindre notre pays. Les islamistes arabes sont en train de payer le prix de leur impatience d’accéder au pouvoir alors que, de toute évidence, ils n’y étaient pas préparés.
(1) les citations sont tirées du livre de Gilbert Sinoué, Le colonel et l’enfant-roi, éd. J.C Lattès, 2006.
Héd Béhi