Hamadi Jebali: "Je serais le premier résistant face aux putschistes!"
Il n’était pas à la Kasbah lors de la grande manifestation d’Ennahdha du samedi soir et n’a guère pris la parole dans aucun meeting, tout en déclinant jusque-là les sollicitations des médias. Au sortir de cette longue trêve médiatique qu’il s’est imposé ces derniers mois, l’ancien chef du gouvernement Hamadi Jebali a accepté de répondre aux questions de Leaders. Il se dit, d’abord, profondément préoccupé par les récents évènements qui secouent la Tunisie et déplore la courte vision des élites et de nombreux dirigeants dans la classe politique. Tout en s’efforçant de se mettre au dessus de la mêlée et appelant à la modération et la sagesse dans tous les camps, il met en garde contre la dissolution de l’Assemblée nationale constituante et la chute du gouvernement actuel, s’estimant plus proche en cela de la proposition que vient de formuler le parti El Amen conduit par Lazhar Bali. Il s’agit de répartir la phase actuelle de la transition en deux parties, la première pressant l’ANC de finaliser ses travaux dans les plus brefs délais, en tous les cas avant le 23 octobre 2013, date-limite à contracter tout en maintenant en fonction le gouvernement actuel. La seconde phase suivra immédiatement, continuité de l’Etat oblige, avec un gouvernement de compétences nationales, indépendant qui aura à organiser en toute intégrité et transparence les prochaines élections et dont les membres ne seront pas candidats aux élections.
Jebali estime que «dans la multiplicité des initiatives et propositions de sortie de crise, il s’agit-là de l’approche la plus appropriée et qui s’inscrit le plus dans l’intérêt du pays. Pour y parvenir, la reprise du dialogue et la recherche du consensus sont indispensables, sans imposer des lignes rouges, ni d’une part, ni de l’autre, et sans franchir le pas de la dissolution de l’ANC, en faisant prévaloir la logique de la démocratie contre celle du chaos et de l’inconnu». Se disant profondément attaché à la révolution et conscient des risques qui la menacent, surtout au vu du cas égyptien, Hamadi Jebali affirme qu’il sera « le premier résistant face aux putschistes. Je peux être modéré dans mes expressions, mais je demeure irréductible quand il s’agit de mes principes, la démocratie est ma conviction profonde ».
Le teint frais, débarrassé de quelques kilos superflus, Jebali fait étalage, devant ses visiteurs, de ses qualités d’analyste, prenant le temps d’étayer ses réflexions, comme lors de la période d’avant les élections. Sa position n’a pas changé : réunir les centristes et les modérés de tous bords. Mais, avec l’expérience acquise dans l’exercice du pouvoir, et les enseignements tirés depuis son départ de la Kasbah, il semble avoir évolué. Paraissant plus libéré des contraintes que lui imposaient ses fonctions de secrétaire général du parti Ennahdha et beaucoup plus acquis aux valeurs de liberté et de démocratie, Jebali déclare qu’il œuvre avec d’autres figures modérées et patriotes (sans les citer) pour amener les deux camps actuellement en confrontation à rallier la proposition avancée par le parti El Amen et la développer. Il va de soi, selon lui, « que l’ANC fasse rapidement son autocritique, se limite à la finalisation de la constitution quitte à se faire assister si besoin est par un groupe d’experts, élabore la loi électorale et arrête la composition de l’ISIE, en s’imposant des délais définitifs à fixer si nécessaire par une loi ».
N’est-ce pas là une manière de sauver le gouvernement Larayedh et partant renflouer Ennahdha dans ces moments difficiles. Est-ce suffisant pour que les élus qui se sont retirés de l’ANC reviennent sous la Coupole alors qu’aucune concession ne leur a été faite? « Devant l’intérêt du pays, répond-il, il n’y a pas de gouvernement à sauver ni à ne pas sauver. Il n’y a que la Tunisie qui compte. Quant aux concessions, je ne suis pas tenu d’en faire aux uns et aux autres. Mon unique fil conducteur dans tout cela, c’est la révolution et la démocratie ». Saura-t-il se faire entendre d’abord au sein de son parti et ensuite auprès des autres acteurs politiques ? Interview.
On ne vous a pas vu ces derniers temps ?
Je travaille, mais loin des projecteurs des médias. Il y a certes le risque de laisser s’éroder le capital personnel acquis. J’ai peut-être tardé à reprendre la parole, mais j’ai toujours pensé que l’unique raison de réapparaître, c’est l’efficacité. Aujourd’hui, un danger dévastateur, intérieur et extérieur, plane sur le pays. Les révolutions du printemps arabes sont visées par une décision de locaux, régionaux et internationaux pour faire échouer l’expérience démocratique. Avec simplicité, nous avions cru que la voie était pavée, quelque soit celui qui sera au pouvoir et là nous découvrons ces diaboliques manœuvres. Cette volonté de faire avorter nos révolutions s’est attisée après les résultats des urnes, ici et là, et enrichies par les erreurs commises, ici et là aussi. L’effet détonateur n’était plus difficile à trouver et tout cela a servi de catalyseur pour la suite.
La situation en Egypte a impacté celle en Tunisie ?
Les difficultés que nous vivons actuellement chez-nous font partie dans une grande proportion du tableau général qui se dessine en Egypte. Dans ce pays stratégique de par sa position géographique, son poids démographique mais aussi politique et culturel, sa composition sociale, la tradition et les intérêts de son armée, l’enjeu n’est pas d’opposer l’armée aux frères musulmans, mais l’avenir de la révolution, c'est-à-dire son parachèvement ou le retour vers la dictature. C’est là la véritable raison. Il a connu un coup d’Etat en bonne et due forme. Le système international a retrouvé ses vieux réflexes et n’accepte pas que des pays se libèrent de la dictature et bâtissent leur démocratie. Je serai le premier résistant face aux putschistes. Moi, je suis pacifique, mais d’autres peuvent être tentés d'aller plus loin.
Ennahdha et la Troïka en général assument leur part de responsabilité. Certains, n’ayant pas accepté la révolution et le verdict des urnes ont exploité les failles. On n’y pas fait attention. Ce qui m’étonne le plus, c’est le fait que nos élites et notre classe politique soient tombés dans ce piège n’y discernant pas la vérité du combat de la démocratie contre le retour de la dictature.
L’Occident a une main dans ce qui se passe dans la région ?
Je dirais à l’Occident : « Ne commettez pas à nouveau la même erreur que celle d’avant les révolutions ».
Pour revenir à la Tunisie et à cette tension extrême qui y règne sur fond d’attentats politiques, d’attaques terroristes et de sit-ins.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Qui en est responsable ?
Il ne faut pas chercher le bouc émissaire et le diaboliser. On ne s’en sortira pas. Je dirai que nous sommes à un degré ou un autre, politiquement responsables. Mais il faut se demander qui a décidé de faire avorter la révolution, de privilégier ses intérêts propres au détriment de ceux de la nation ?
Quelle sortie de crise préconisez-vous ?
J’entends militer avec ceux qui poussent vers l’avant, sans tenir compte des lignes rouges, l’unique ligne infranchissable à mes yeux est celle de l’intérêt national. Nous avons vu l’Egypte subir le plus grand désastre de son histoire contemporaine, plus grave que celui de 1948 ou de 1967, tuant toute lueur d’espoir nourrie par les humbles gens et tous les autres de recouvrer la liberté et d’accéder à la démocratie. Jouer la rue ne rime à rien : rue contre rue, sit-in contre sit-in. Nous devons trancher de façon catégorique si nous voulons rompre avec la dictature. Ma place est naturellement dans le camp du front pour la démocratie. Certains ne voient en moi que l’homme modéré. Mais, il n’y a pas de modération possible lorsqu’il s’agit de principes. C’est un cas de conscience. Comment accepter que certains se retournent contre la révolution et le verdict des urnes s’inscrivant dans un complot pour la restauration de la dictature. Que dira-ton aux générations futures ? Comment pourrions-nous le leur expliquer ?
Mais, concrètement ?
Parmi les multiples initiatives et propositions, je me sens plus proche de celle formulée par le parti El Amen et j’y vais de tout mon poids. La proposition sépare deux périodes distinctes : celle qui reste pour la finalisation de la constitution avec l’élaboration de la loi électorale et la mise sur pied de l’ISIE et celle qui doit nous conduire vers les élections. Pour la première, ce sera la mission essentielle de l’Assemblée qui doit l’accomplir dans les brefs délais possibles et en tout cas avant le 23 octobre 2013. Des délais précis doivent être fixés pour la fin de la mission et la date des élections, d’ailleurs on peut envisager que ces délais soient précisés dans une loi où on ne parlera pas de période, mais de jours précis. Pour la constitution et la loi électorale, l’Assemblée peut s’adjoindre en cas de besoin, un groupe d’experts qui sera là pour l’assister et non la remplacer. Quant au gouvernement, il sera maintenu en place jusqu’à l’adoption de la constitution.
C’est alors que commencera la deuxième partie : un gouvernement indépendant formé de compétences nationales prendra la relève pour organiser des élections libres et transparentes, en présence d’observateurs étrangers et tout-à-fait incontestables et garantir à ces élections le déroulement dans des conditions apaisées de sécurité. Evidemment, les membres de ce gouvernement comme son président ne se présenteront pas aux élections.
Mais, c’est-là une formule pour sauver Ennahdha et son gouvernement ?
Devant l’intérêt du pays, il n’y a pas de gouvernement à sauver ou à ne pas sauver. Il n’y a que la Tunisie qui compte.
Croyez-vous que l’autre camp va accepter cette proposition sans obtenir la moindre concession sur ses revendications ?
Je ne suis pas tenu d’en faire aux uns et aux autres. Il n’y a que l’intérêt suprême qui compte à mes yeux. Pour ce faire, il faut dire, je fais appel aux sages de tous bords.
Mais pourquoi refuser de constituer tout de suite un gouvernement de compétences nationales comme vous l’avez recommandé il y a six mois, au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaid. Vous n’y croyez plus ?
Je n’ai pas renoncé à cette solution et sans vouloir jeter l’anathème sur personne ou en tirer une fierté personnelle, l’histoire en démontrera la pertinence. Aujourd’hui, la situation est différente. Elle exige le maintien du gouvernement actuel pour les quelques semaines qui restent. Quand on sait le temps qu'on a mis pour remplacer deux ministres, on peut aisément imaginer le temps qu'il faudra mettre pour former un gouvernement. Or le temps presse.
Nous risquons de nous y enliser lors de la constitution du gouvernement de compétences nationales !
C’est simple, une fois acquis à la formule, rien ne nous empêche de nous y atteler dès-à-présent. Nous aurons deux mois pour le faire.
Comment concevez-vous ce gouvernement ?
Pour garantir la continuité de l’Etat, nous pouvons envisager le maintien des ministres en charge des départements régaliens et d’autres techniciens et y ajouter des compétences indépendantes.
Pensez-vous que vous serez écouté, à commencer par votre propre parti Ennahda ?
Je le crois !
Mais, votre parti vous a désavoué lors de votre proposition de gouvernement de compétences nationales, en février dernier ?
Les choses évoluent. En tous les cas, je fais entendre ma voix. Ici et là.
Une dernière question : on ne vous a pas vu samedi soir au meeting d’Ennahdha à la Kasbah et encore moins au micro à la tribune ?
Je ne voulais pas d'un meeting structuré avec des discours, préférant que ce soit plutôt une expression populaire regroupant des gens d’Ennahdha et d’autres Tunisiens.