La légitimité en question
La question de la légitimité fait débat en Tunisie depuis l’été dernier. Les uns s’y accrochent comme à une bouée, la brandissent comme un talisman, un bouclier censé les protéger de tout, de tous; les autres, au contraire, voudraient en faire une arme de destruction massive, l’ultime recours devant une situation politique pour le moins confuse.
La démocratie représentative, ou élective, voudrait que le peuple puisse s’exprimer périodiquement, sanctionner l’action du pouvoir en place et choisir les futurs gouvernants. Entre les élections, circulez, il n’y aura rien à voir. Or, c’est peut-être, justement, là qu’il faut chercher les causes de la crise de représentativité que vivent les grandes démocraties européennes. Est-ce que le fait de proposer au citoyen de s’exprimer une fois tous les quatre ou cinq ans est suffisant pour obtenir son adhésion au modèle démocratique puis à l’action politique? La démocratie représentative ne saurait se transformer en monarchie élective.
Globalement, ce qui est fâcheux, c’est que l’on puisse développer l’idée selon laquelle l’Etat revendiquerait un pouvoir accordé par le peuple à travers un processus mis en place et contrôlé par l’Etat lui-même, et au-delà duquel le peuple n’aurait aucun autre mode d’expression possible. L’Etat échapperait ainsi au contrôle du peuple dont il est l’émanation directe. Le slogan de la nouvelle démocratie tunisienne serait dès-lors: «Élis-moi et tais-toi !».
La démocratie doit s’accompagner de la prise en compte systématique de l’activité civique des citoyens (et non seulement au moment des élections), mais aussi de l’énoncé clair des droits fondamentaux et de l’inaliénabilité de l’égalité des citoyens. En conséquence, les conditions de la légitimité d’établissement d’un pouvoir ne doivent pas être confondues avec celles de la légitimité de son action, faudrait-il se remémorer les slogans du 14 janvier pour s’en convaincre?
En Egypte, les anti-Morsi n’y sont pas allés par quatre chemins, ils ne pouvaient plus attendre. Ils ont, alors, improvisé un référendum sur la place publique, un peu le revers du plébiscite. Il ne faudrait pas se prendre à jouer sur les mots. Ce qui s’est passé n’est rien d’autre qu’un coup d’Etat militaire, opportun peut-être, opportuniste certainement. Si l’armée avait été un vrai corps républicain, si ses intérêts économiques avaient été moins voyants, et si, enfin, elle n’avait tenté avant et après la chute de Moubarak de conserver ses attributs de pouvoir, les apparences auraient pu être plus trompeuses. En Egypte, comme dans beaucoup d’autres pays, «récemment» décolonisés, l’armée reste la principale institution, antidémocratique par essence. A contrario, dans les pays non démocratiques, une armée républicaine est une armée démunie.
Souvent, on semble confondre légalité et légitimité. Ce qui est légal n’est pas forcément légitime et ce qui est légitime n’est pas forcément légal. Alors, un peuple qui s’est exprimé lors d’un scrutin a-t-il la possibilité de retirer sa confiance autrement qu’au travers des institutions? Mais qu’en est-il lorsque ces institutions n’existent pas, ou ne fonctionnent pas? Si le pouvoir s’attache à sa propre légitimité, à savoir la voie par laquelle il a été désigné, le citoyen, lui, s’attache à la légalité du pouvoir, qui englobe plus largement le respect de son intégrité physique, sociale et aussi politique.
En Egypte, on reprochait une dérive autocratique du pouvoir récent, et si le peuple est sorti dans la rue c’est qu’il n’a pas su trouver et actionner des leviers de contre-pouvoir, pour pousser à une solution institutionnelle ou un consensus politique. Partant de là, le seul levier disponible étant une armée en mal de pouvoir, ce qui devait arriver est arrivé. La démocratie est un tout. Un scrutin ne fait pas une démocratie et encore moins une légitimité. La légitimité des urnes est insuffisante, à elle seule, elle ne peut stabiliser un pouvoir, ni garantir son honnêteté ou son efficacité. En démocratie, un pouvoir est élu pour une durée certes, mais aussi pour une mission. Sans une définition claire de ces deux composantes d’un mandat électoral, il y aura toujours quelqu’un pour remettre en cause sa légitimité. La révolution devient légale et légitime dès lors que le citoyen n’est plus en mesure d’exercer sa liberté politique, et que le pouvoir s’établi au-dessus des lois.
Alors, un gouvernement indirectement élu, sans mandat précis, et qui détient tous les pouvoirs dans une forme de régime non identifiée, sans constitution ni contre-pouvoirs et qui a du mal à faire la preuve de la prise en charge de l’intérêt public, peut-il être considéré comme légitime? Difficile à dire, si l’on reste dans une définition floue de la légitimité. Ce qui est sûr, c’est que la légitimité électorale n’a de sens que dans une démocratie agissante, et non dans une démocratie naissante, où le seul attribut existant serait celui du vote populaire, à l’inverse de tous les autres attributs effectifs de la démocratie.
La compétence, le travail et surtout les résultats apportent de leur côté une autre forme de légitimité, qui peut être acquise, dans certains cas, sans passer par l’isoloir. C’est la forme la plus aboutie de la légitimité, elle ne s’embarrasse pas de discours pompeux, ni de faux-semblants. C’est une légitimité humble et besogneuse, naïve et idéaliste. C’est la légitimité du respect. Respect des engagements et respect de soi. C’est la légitimité de l’action, de celui qui fait, au lieu de regarder se défaire, en vociférant.
En Tunisie, les élections ont donné naissance à une sorte de Frankenstein de la représentation populaire, une Assemblée constituante qui se rêverait parlementaire, venue écrire une constitution elle se découvre attachée à ses propres avantages avant tout, pour finalement entrer au Guinness Book pour avoir produit le texte le plus cher du monde. D’autres diront le plus mauvais, mais il faut se rendre à l’évidence, nous n’avons pas élu des poètes, mais des mercenaires qui se sont trompés de siècle.
Une telle assemblée avait pour mission d’ouvrir le champ des possibles, et permettre à la Tunisie de faire un saut qualitatif dans le futur. A défaut, ce sera un saut dans le vide. Le vide physique des travées de l’assemblée, mais aussi le vide intellectuel, par le règne de la médiocrité des débats et des idées. Pour paraphraser Amin Maalouf, s’accommoder de cette situation serait la réduire à un simulacre de démocratie.
Lorsque tout ou partie d’un peuple considère qu’il n’y a plus d’autres solutions possibles que celle d’engager un bras de fer avec le pouvoir, et entreprend un processus de rébellion ou de désobéissance civile, l’Etat se doit d’apporter d’autres réponses que celles du recours à l’escalade verbale, aux menaces et à l’intimidation. L’Etat doit être dans un rapport de proximité avec les citoyens, faire preuve de sagesse en matière de gouvernance, et les élus se doivent d’être en interaction avec leurs électeurs. Combien de ces élus ont pris l’initiative d’aller vers leurs électeurs, les instruire et les écouter?
La question de la légitimité du pouvoir cache mal celle de la légitimité du peuple, et pose au final une question cruciale, relative à la ratification de la constitution. Tous les acteurs politiques semblent d’accord pour éviter la ratification par référendum, et ce me semble être une trahison pure et simple des idéaux de la révolution d’abord, mais aussi du mandat électif lui-même. Les partis et leurs représentants craignent que le référendum ne soit un frein à la transition démocratique. D’abord, faut-il prouver que cette transition est en mouvement, ce dont beaucoup doutent aujourd’hui. Mais cette crainte cache, en réalité, un mépris profond pour le peuple, celui-là même sans lequel beaucoup seraient encore condamnés à un sommeil politique, végétatif et profond. La ratification par référendum est une nécessité, une obligation morale et un devoir pour tous, un symbole qui ne doit souffrir aucun calcul politique.
Personne ne peut nier la force du symbole en politique, et rien ne saurait être plus fort que de rendre la légitimité au peuple qui a rendu cela possible, en lui soumettant la ratification de cette constitution. C’est à lui et lui seul que doit revenir cet honneur, dussions-nous pour cela prendre le risque de voir cette constitution rejetée. Il serait en effet difficile d’expliquer aux citoyens que si on ne leur donne pas la parole, c’est justement parce qu’on craint qu’ils ne rejettent la constitution écrite en leur nom. La ratification par l’Assemblée constituante serait une usurpation de pouvoir qui, un jour ou l’autre, aura des conséquences désastreuses. La légitimité du pouvoir résidant dans sa capacité à ne pas outrepasser sa propre légalité. Mais il semble qu’en politique, les générations se succèdent sans rien apprendre des erreurs des précédentes.
W.B.H.A.