Légitimité contre légitimité: L'enjeu d'une contagion à l'égyptienne
Le discours de Morsi sur sa légitimité électorale n’a pas convaincu. Meurtri par la pauvreté et le chômage mais déterminé à changer le cours de l’histoire, le peuple égyptien a promptement lâché le président qu’il a lui-même élu, avec l’aide énergique de l’armée.
Le régime « ikhouani » d’Egypte issu d’une organisation hiérarchisée et exclusive fondée sur la confrérie est ainsi tombé. Le deuxième acte de la révolution égyptienne est donc engagé, suscitant une vive polémique sur la légitimité des nouveaux maîtres du Caire et sur la probabilité d’une contagion à l’égyptienne en Tunisie. Théoriquement, la légitimité d’un pouvoir est la reconnaissance de ce pouvoir par ceux qui le subissent et par la société des nations qui le cautionne. Elle s’évalue aujourd’hui comme un état de fait et de droit fondé sur la justice et l’équité sociale. Ses formes actuelles sont, selon le cas, historiques lorsqu’elles répondent aux règles successorales monarchiques acceptées par tous ; électorales, lorsqu’elles expriment par les urnes la volonté du peuple ; ou révolutionnaires, lorsqu’une rupture brutale est opérée par la force suite à un mécontentement général ou portée par un élan idéologique accélérateur social de l’histoire, souvent animé par de nouvelles élites mues par un idéal de justice et des idées de progrès. Dans un pays comme l’Egypte, où l’économie est en faillite et où la société est profondément «fracturée», le pouvoir n’avait malheureusement rien d’autre à promettre qu’une place au Paradis. Excité par sa première et dernière prouesse électorale face à des concurrents divisés, et bercé par un rêve de jeunesse théocratique vieux de quatre-vingts ans, il est loin de penser que si la légitimité électorale est une condition nécessaire à l’instauration d’un Etat de droit reconnu par tous, elle ne suffit pas aux formations politiques élues de se maintenir au pouvoir, notamment lorsque le peuple manifeste de nouveau sa volonté de changement. Il est loin de se douter que l’histoire n’est pas celle qu’il prétend vouloir écrire, mais un processus foncièrement social dont les «réalisations» sont cycliques.
Le troisième épisode d’une longue évolution
Dans un article publié dans la tribune libre du journal La Presse de Tunisie du 10 août 2011 sous le titre «Ressorts géopolitiques des révolutions arabes», on lit: «… ce que les médias occidentaux appellent à tort ou à raison le « printemps arabe» est en fait le troisième épisode d’une longue évolution qui a marqué l’histoire moderne et contemporaine du monde arabe, tout particulièrement celle de la Tunisie et de l’Egypte ». Au cours des deux premiers épisodes (entendons cycles), le panarabisme et l’islamisme politique, paradigmes censés unifier (seulement !) les (bons) arabes et les (bons) musulmans au-delà du cadre restreint de l’Etat-nation, n’ont fait que diviser les peuples, les bons comme les mauvais (traîtres ou mécréants).
Sans référence à la «doctrine» de la «fin de l’histoire», de Hegel à Fukuyama, mais tout en rejetant le principe d’« ingérence démocratique », il y a un fait important à souligner : l’histoire du système-monde à l’ère de la mondialisation semble s’orienter vers la réalisation de la liberté et de l’égalité des hommes et des femmes au sein d’Etats de droit de forme universelle et gérés de manière gouvernancielle. Certes, la financiarisation de l’économie, l’usure de l’Etat-providence ainsi que le déclenchement de mouvements d’insurrection à la tunisienne ou d’indignation sociale à la manière de Hessel caractérisent le troisième épisode dans lequel s’inscrit le paradigme démocratique qui vient de bouleverser l’« exception autocratique » arabe. Mais, même si le contexte du moment accentue les crispations identitaires, le recours au seul projet islamocratique» ne peut cadrer avec ce nouvel épisode particulièrement agité. Ce projet a permis, au contraire, d’extorquer au peuple sa volonté d’être libre et de briser l’élan d’une jeunesse plus active qu’on le croyait. L’émergence du mouvement «Tamarrod» en Egypte puis en Tunisie exprime la volonté des jeunes générations de réhabiliter la légitimité révolutionnaire face à la légitimité électorale contestée ou monopolisée sans limite de temps (selon le cas). Depuis l’éviction de Morsi, la peur d’une contagion «révolutionnaire» à l’égyptienne qui balayerait la légitimité acquise en Tunisie par les urnes irrite la hiérarchie d’un pouvoir politique aux abois et éveille les ardeurs d’une partie de l’opposition déjà convaincue de la fin de cette légitimité et appelant à la formation d’un gouvernement de salut national. D’aucuns pensent que cette contagion dépendrait des similitudes des deux pays, similitudes qu’il convient de ramener à leur juste poids et signification ou d’en minimiser la portée. Les partis qui forment la Troïka soulignent avec force les dissemblances, insistant principalement sur la tradition républicaine de l’armée tunisienne, l’ouverture d’Ennahdha à deux partis non islamistes et son attachement (de principe) aux solutions consensuelles.
Il est difficile de ne pas admettre …
Mais, par-delà ces dissemblances censées empêcher la contagion de se produire, il est difficile de ne pas admettre :
1. Que l’absence de réponses aux attentes pressantes d’un peuple aujourd’hui impatient ne permet pas de jouir éternellement d’une légitimité sans délai. Cela est d’autant plus vrai que la recomposition des forces politiques éloigne l’électorat potentiel actuel des scores obtenus aux élections du 23 octobre et qui n’arrêtent pas de soumettre l’opposition au diktat du vote «majoritaire» de la Troïka, alors que ces scores sont aujourd’hui dépassés si l’on s’en tient aux résultats des sondages.
2. Que l’effondrement du pouvoir « ikhouani» d’Egypte affaiblit le réseau mondial des Frères musulmans et les partis ou les Etats qui en dépendent. Il est clair que ceux qui ont pris part au rendez-vous d’Istanbul pensent plus à restaurer désespérément le régime déchu de Morsi qu’à protéger les autres membres du réseau, dont la Tunisie.
3. Que la prolongation de la période transitoire use le pouvoir de ceux qui refusent de garder le cap de la révolution et qui donnent plus de temps à leurs adversaires politiques pour se consolider, aux acteurs de l’ancien régime pour se réorganiser et aux jeunes artisans de la révolution, exaspérés et rebelles, de se ressaisir vigoureusement.
4. Que l’appui des puissances à l’«islamocratie» des Frères musulmans et de leurs satellites n’est pas éternel et que des changements d’alliance et des volte-face peuvent survenir à chaque moment. Comme l’histoire contemporaine nous l’enseigne, les Etats-Unis par exemple ne mettent pas beaucoup de temps à lâcher ceux qui ont accepté de se plier à leurs calculs géopolitiques.
Pour toutes ces raisons, exclure l’éventualité d’une contagion égyptienne forte mais pas forcément identique est une erreur stratégique grave.
Trois scénarios de base
En prévision de la propagation de l’onde de choc que la chute de Morsi est censée produire, on peut prévoir trois scénarios de base :
Le premier invite à penser que la spécificité du contexte tunisien ne favorise pas la contagion, que les régimes « ikhouani » secoués par les évènements d’Egypte ne tomberont pas tous en même temps et que la transition démocratique amorcée en Tunisie est irréversible, malgré les retards et les lenteurs de l’ANC.
Adoptée sans recul suffisant par la Troïka, cette démarche est fondée, en réalité, sur plusieurs mauvaises appréciations du fait que ses partisans persistent :
1. A Négliger l’importance des mouvements populaires massifs à l’origine du séisme politique égyptien, à réduire ce séisme à l’entrée en scène d’une armée égyptienne toujours mêlée à la direction politique du pays et à croire qu’une armée républicaine n’osera sous aucun prétexte rallier le peuple ( !)
2. A Refuser d’admettre que gagner les élections par les urnes ne suffit pas, en cas d’incompétence avérée des gagnants, à incarner durablement la légitimité électorale et la démocratie et n’autorise pas à pérenniser un pouvoir qui s’inscrit en faux dans l’histoire politique et sociale du pays.
3. A ignorer le sens des événements pour le moins troublants qui se sont succédé depuis peu de temps comme les mouvements sociaux en Turquie, l’abdication de l’Emir du Qatar au profit de son fils, la naissance du mouvement Tamarrod en Egypte, et puis après, l’envahissement des places par les contestataires du régime des Frères musulmans, la destitution par l’armée du Raïs, la mise en œuvre d’une feuille de route et l’appui politique et financier apporté aux nouveaux gouvernants d’Egypte par les monarchies wahhabites réhabilitées dans le cadre de ce qui semble être une nouvelle alliance. La voie menant à l’après-ikhouanisme sous le regard attentif des émirs wahhabites, rassurés de ne pas voir naître un troisième pôle religieux autre que l’Arabie Saoudite (axe sunnite) et l’Iran (croissant chiite) et invités à consolider leurs positions face à un chiisme visiblement actif en Syrie est ainsi tracée. Ce qui a l’air d’être une recomposition, sinon un revirement géopolitique de taille, manipulé d’une main invisible, pèsera lourdement sur le cours des événements en Tunisie.
La manière de défendre l’«ikhouanisme» en décriant haut et fort le putschisme des généraux de l’armée égyptienne, en revendiquant le retour de Morsi dans les manifestations de rue ou en multipliant les mises en garde ou les menaces adressées aux «comploteurs», ennemis de la légitimité électorale, serait totalement stérile et inopérante. La vraie riposte d’Ennahdha contre les nouveaux insurgés serait alors des plus violentes et des plus répressives. La suite des événements dépendra de la volonté du peuple tunisien de descendre dans la rue pour clamer la fin de la légitimité électorale et annoncer une nouvelle légitimité révolutionnaire «transitoire».
Ne pas basculer dans la guerre civile
Aux antipodes de ce premier scénario, le deuxième considère qu’un autre souffle révolutionnaire comme celui initié par Tamarrod d’Egypte serait trop dangereux pour le pays. Celui-ci basculerait fatalement dans la guerre civile qui mettrait fin au projet démocratique. Mieux vaut donc passer le « dernier quart d’heure » de la transition à militer pour une constitution acceptable aux deux tiers (des constituants), arrêter le calendrier des élections, réviser les nominations et recrutements partisans, dissoudre les ligues de protection de la révolution et, pourquoi pas, faire la lumière sur le mystère de l’assassinat de Chokri Belaïd. Cela exige corrélativement de ne remettre en question ni la «glorieuse» Assemblée constituante, qui garderait sa légitimité autant qu’elle le voudra jusqu’aux prochaines élections, ni le gouvernement actuel qui continuerait à gérer tant bien que mal les affaires courantes des Tunisiens.
Le risque de ce deuxième scénario est de faire en sorte que tous les dérapages, fautes et transgressions du pouvoir soient oubliés, que les jeunes «e-rebelles», comme cela a été le cas des jeunes «e-révolutionnaires», soient floués et, qu’au nom d’une légitimité jugée caduque par certains et stérile par d’autres, on persiste dans l’angoisse d’une transition à durée indéterminée et d’une nouvelle rencontre presque assurée avec l’autocratie.
Une voie de sortie médiane
Mais, il y a bien un troisième scénario qui tient dans la recherche d’une voie de sortie «médiane» qui exige préalablement et impérativement d’arrêter de chanter une légitimité quasiment perdue, de s’employer en toute humilité à ressaisir l’essence des mouvements sociaux qui se sont produits depuis décembre 2010 et à recentrer la transition démocratique sur les objectifs d’une révolution réclamant la liberté et la dignité. En tout cas, passé le choc de la destitution de Morsi qui préfigure la débâcle du mouvement ikhouani, Ennahdha devrait admettre que foi et tolérance sont des vertus partagées depuis bien longtemps par tous les Tunisiens et que, de ce fait, point n’est besoin de continuer à se référer aux thèses des maîtres à penser de la confrérie pour mériter le pouvoir.
Ce que ce troisième scénario devrait prévoir se décline en trois points :
1. Reconnaître au plus tôt ses échecs aux plans économique et social, ses lenteurs politiques contre-productives ainsi que ses crispations idéologiques, et ce pour ne pas avoir à le regretter sous la pression populaire.
2. Assumer dignement son identité tunisienne en tant que fondement historique de l’Etat-nation qui s’est cristallisé au carrefour des trois mondes (arabe, méditerranéen et africain) et admettre que la Tunisie n’est ni une terre de jihad ni une terre de prédication, mais simplement une terre de liberté.
3. S’abstenir de toute ingérence partisane dans les situations conflictuelles qui secouent les pays frères (notamment l’Egypte et la Syrie) et se contenter d’une diplomatie habile et suffisamment pondérée pour préserver la souveraineté et les intérêts de tous les Tunisiens et pour développer les liens de coopération avec les pays du voisinage proche et le reste du monde.
4. Retrousser les manches pour abréger la phase de transition et trouver en quelques semaines les consensus nécessaires à réunir les Tunisiens autour d’une constitution «révolutionnaire» à même de répondre sans ambiguïté aux aspirations du peuple tunisien en ce qui a trait aux libertés et droits humains universels, à la civilité sans équivoque de l’Etat, au mode de gouvernement voulu par la majorité écrasante du peuple tunisien, à la séparation des pouvoirs et à la décentralisation locale. Et pour que l’amateurisme des élus chargés de passions et siégeant dans une ANC mouvementée n’enfante pas de constitution boiteuse, mieux vaut recourir à un comité d’experts qualifiés et indépendants; le projet qui en ressortira sera soumis, d’une manière ou d’une autre, au peuple.
5. Se hâter de former l’instance électorale indépendante, d’annoncer un calendrier ferme pour les prochaines élections et arrêter, obligatoirement par consensus, le mode de scrutin à suivre.
6. Veiller à l’instauration d’un climat propice au bon déroulement des élections par la dissolution des ligues de protection de la révolution, l’établissement de la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd, la «neutralisation» des lieux de culte et des institutions territoriales régionales et locales.
7. Se concentrer dans la troisième et dernière phase transitoire sur la gestion des affaires courantes telles que la bonne marche des services publics, l’aide à l’emploi et à la formation, le sauvetage des entreprises en détresse, le rétablissement de l’ordre sécuritaire.
Mais la prise de conscience de la Troïka se révèle difficile. Pour l’heure, les événements d’Egypte impliquent le parti au pouvoir et ses dépendances dans une angoisse poignante, celle de perdre une légitimité électorale acquise pour une année (expirée), et aujourd’hui contestée. Cette angoisse est attestée par les menaces publiquement proférées, incitant au « piétinement» et à la discorde, volet pratique de « la théorie de la culbute» énoncé par le guide.
Maintenant, tout porte à dire qu’un changement politique important que nous espérons non violent est peut-être imminent, en tout cas attendu. La destitution du Raïs d’Egypte par un deuxième souffle révolutionnaire ne passera pas sans laisser d’impact en Tunisie.
Le rêve de créer une grande force politique (locale) liée au réseau mondial des Frères musulmans vient peut-être de s’évanouir… à jamais.
L’histoire, celle écrite par les historiens, nous le dira, probablement vers la fin de ce cycle.
Habib Dlala
Professeur à l’Université de Tunis
Ancien Doyen de La FSHST