Mohamed Brahmi La voix libre assassinée
Les quatorze balles qui ont criblé le corps de Mohamed Brahmi en ce jour symbolique du 25 juillet et 17 Ramadan ont provoqué, près de six mois après l’assassinat de Chokri Belaïd, un deuxième séisme qui a ébranlé la Tunisie entière. Les symboliques sont multiples, les similitudes aussi. La même arme utilisée pour abattre Belaïd a servi pour liquider Brahmi. La signature est identique qui sonne comme un défi répété à la Troïka au pouvoir : les commanditaires et les assassins courent. La liste entre les mains des tueurs à gage risque d’être longue. Est-ce une fatalité à laquelle il va falloir se résigner ? Le sursaut national qui s’étend de proche en proche à tout le pays entend s’ériger en barrage contre ce bain de sang qui menace la Tunisie.
CComme Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi est une vraie figure de la révolution tunisienne. Militant irréductible contre la dictature, affichant de fortes convictions nasséristes et unionistes arabes, résolument à gauche et attaché aux nobles valeurs de son terroir de Hachana près de Souk Lahad, au fin fond de la campagne bouzidienne, il a toujours été dans l’action, mais aussi dans le partage et la solidarité. A 58 ans, il avait dédié sa vie depuis ses années de lycéen à Meknassy, Gafsa et Bizerte, puis d’étudiant à l’ISG, à son engagement, avec comme unique devise : lutter et servir.
Les Tunisiens l’ont découvert dès la séance inaugurale de l’Assemblée nationale constituante. Cet après-midi du mardi 22 novembre 2011, alors qu’il fallait composer le bureau de l’ANC et élire son président, le duel attendu devait opposer Mustapha Ben Jaâfar à Maya Jeribi. Soudain, de l’avant- dernier banc sous la coupole du Bardo, une main se lève, celle d’un élu qui affiche beaucoup de détermination et ne cache pas la portée de son geste. «Je m’appelle Mohamed Brahmi, élu de Sidi Bouzid, et je me porte moi aussi candidat». Il ne se faisait aucun doute quant à l’issue de sa candidature, mais il a tenu à la présenter par principe, pour affirmer aussi l’existence, au-delà d’Ettakatol et ses partenaires de la Troïka d’un côté, et du PDP alors et d’autres partis proches, d’un troisième courant à ne pas négliger. Brahmi ne pouvait ainsi mieux entamer l’exercice de son mandat de constituant. Repéré par ses pairs de toutes les formations politiques comme par les médias, il sera désormais une voix différente au Bardo.
Dans la chair
Derrière son visage souriant et son caractère affable se cache une ardente volonté de faire triompher des idéaux de démocratie, loin de toute hégémonie idéologique ou religieuse, se rangeant toujours du côté des justes causes. Son camp est clair : contre la mainmise d’Ennahdha sur l’appareil de l’Etat et l’hypothèque de la Constitution. Profondément croyant, ayant vécu des années en Arabie Saoudite en tant qu’auditeur comptable au titre de la coopération technique et accompli plusieurs fois la omra et le hadj, il sait faire la part des choses entre Islam et islamisme.
Ses convictions seront lourdes à porter. Il en gardera les stigmates dans la chair jusqu’aux quatorze balles fatales qui lui raviront la vie. Combien de fois n’a-t-il pas été la cible d’agressions graves lors de manifestations sur l’avenue Bourguiba? Particulièrement ciblé par des milices débridées, il savait qu’il payait là les premières factures et que son compte risquait d’être réglé plus lourdement. Mais rien ne pouvait le dissuader de son engagement. Des jeunes de Meknassy sont arrêtés en octobre 2012 pour avoir manifesté contre la marginalisation, Mohamed Brahmi et Ahmed Khaskhoussi, tous deux élus de la circonscription, s’époumonent à demander leur libération, sans parvenir à se faire écouter. Ultime acte qu’ils n’ont pas hésité à accomplir : entrer dans une grève de la faim sauvage au siège même de l’ANC. Installés dans le hall central du palais du Bardo, drapés dans leur dignité, ils refusaient toute alimentation et toute rupture de leur grève tant que leurs revendications n’obtiennent pas gain de cause. Ce n’est qu’au bout de 23 jours qu’ils interrompront leur grève de la faim lorsque les 10 jeunes arrêtés sont remis en liberté. Regagnant son siège sous la coupole et bien qu’affaibli, il redoublera d’attaques bien argumentées contre la Troïka au pouvoir, principalement Ennhadha.
Une cible bien choisie
Mais, il n’y a pas qu’au sein de l’ANC qu’il se dépense. Son parti, le Mouvement du peuple (Harakat Echaab), lui prend tout le reste de son temps. Après l’assassinat de Chokri Belaïd, conscient de devoir serrer les rangs, il décidera avec ses camarades de rallier, dès le 30 avril 2013, le Front populaire.
La greffe ne prendra pas. Soupçonnant des infiltrations d’Ennahdha, il démissionnera pour créer en juin dernier un nouveau parti, le Courant populaire. Au Bardo, Mohamed Brahmi ne retrouve plus ses repères. Les jeux des uns et des autres dévoient à ses yeux les objectifs de la révolution et en faisant valoir les intérêts du parti majoritaire, Ennahdha, au détriment de tous les autres et faire reculer les échéances. Dépité par l’ambiance régnante, il pensera sérieusement à claquer la porte et remettre son mandat. Sa présence en séance plénière comme en commission commence à se ralentir. Le cœur n’y est plus, les dés sont alors jetés.
Les assassins ont-ils bien choisi leur cible? Pourquoi Brahmi ? Voix dissidente par excellence qui remonte des tréfonds de la Tunisie, incarnait les valeurs partagées des Tunisiens, assumait pleinement et en toute cohérence son identité arabo-musulmane, son élan unioniste et sa pensée de gauche, Brahmi est aussi une figure médiatique connue et appréciée. L’onde de choc que provoquera son meurtre réalisera l’objectif de ses assassins : faire basculer la Tunisie dans la terreur et, surtout, dans le chaos. Au profit de qui? Essentiellement des commanditaires qui restent à démasquer.
Taoufik Habaieb