Gilles Keppel : Les ingrédients d'une guerre civile sont réunis
«La situation est grosse d'une guerre civile». Dans une interview à France Info, Gilles Keppel, l’un des meilleurs spécialistes français du monde arabe ne cache pas son inquiétude à propos de l’évolution de la situation dans ce pays après le carnage du mercredi 14 août :
Comment en est-on arrivé là, en Egypte?
On assiste au bras de fer entre deux forces antagonistes, deux blocs bien distincts. Celui des Frères musulmans était majoritaire jusqu’ici, parce qu’il avait gagné les élections de juin 2012, grâce au ralliement d’un certain nombre de laïcs et de démocrates qui préféraient Morsi aux militaires, le turban au képi.
A cause de ses mesures liberticides, de sa volonté supposée de mettre en place une dictature islamiste, Mohamed Morsi a perdu leur soutien. Après la grande manifestation du 30 juin 2013, la plus importante dans l’histoire du pays, l’armée a déposé le président et la majorité a basculé dans l’autre camp.
Mais les Frères musulmans ne désarment pas…
En effet. C’est un mouvement structuré et puissant qui compte des cellules dans chaque village ou presque. Les Frères existent depuis 1928, ils sont habitués à la clandestinité. Et ils ont clairement prévenu qu’ils ne se laisseraient pas faire. Donc, le conflit entre ces deux Egypte est désormais ouvert, avec une intensité jamais égalée. Les gens sont divisés dans leur propre famille, entre père et fils, entre frère et sœur. Les ingrédients d’une guerre civile sont réunis.
La minorité copte (chrétienne) est-elle menacée?
Le risque est réel. Les Coptes ont été accusés par les islamistes d’avoir soutenu et encouragé le coup d’Etat. En représailles, plusieurs églises ont été brûlées. Aujourd’hui, des voix s’élèvent un peu partout pour condamner la brutalité de la répression, aux Etats-Unis, en France. Mais si la violence se retourne contre les chrétiens, cela peut changer la perception des Occidentaux.
L’armée pouvait-elle évacuer les deux camps des supporteurs de Morsi, au Caire, sans provoquer ce bain de sang?
Sans doute. L’ampleur de la répression est un point noir dans le bilan des militaires. La question qui se pose maintenant, c’est de savoir si le camp qui soutenait la destitution de Morsi peut rester uni. Le vice-président El-Baradei a démissionné mercredi. Il peut y avoir d’autres défections du côté des laïcs et des démocrates. Nous sommes à un moment charnière de cette révolution.
Qui est le général Al-Sissi, l’actuel patron de l’armée?
Un personnage tout à fait étonnant. Quand il était aux Etats-Unis, à l’académie militaire, il s’était fait remarquer par des dissertations qui expliquaient que les Frères musulmans étaient l’avenir de l’humanité. Il était considéré comme le haut gradé le plus proche de leurs idées. C’est pour cette raison qu’il a été nommé ministre de la Défense et chef d’état-major par Morsi. Les Frères ont été stupéfaits de son changement de cap. Pourquoi? Mystère. Peut-être s’est-il convaincu que les islamistes étaient en train de noyauter l’appareil d’Etat. Peut-être que les pressions du monde des affaires l’ont emporté. Toujours est-il qu’il n’accepte aucune pression venue de l’extérieur. Il a le soutien d’une partie de l’opinion. Actuellement, c’est le nouvel homme fort de l’Egypte.