La Tunisie à l'épreuve de «l'islamisation galopante»
100.000 élèves ont quitté l’école au cours de l’année scolaire 2012/2013, soit une progression de 30% par rapport à la saison précédente selon le secrétaire général du syndicat de l’enseignement secondaire. Dans le tohu-bohu qui agite depuis plusieurs semaines le microcosme politique, ce chiffre effrayant est passé inaperçu. On préfère pérorer sur les dessous de la rencontre Caïd Essebsi-Ghannouchi. Que se sont dit nos deux vénérables vieillards pour monopoliser l’attention de leurs compatriotes au point de leur faire oublier leurs véritables problèmes ? Y a-t-il eu, comme on l’ a écrit, un mini-Yalta entre les deux hommes : voilà le genre de question qui semble tarauder aujourd’hui les Tunisiens.
Pourtant, l’avenir de notre pays se joue ailleurs qu’au Bristol (l’hôtel parisien où s’est déroulé l’entretien). A-t-on pensé à ces dizaines de milliers de jeunes, sans qualification, véritables bombes à retardement, qui viennent grossir chaque année les bataillons de chômeurs avec tous les problèmes sociaux qui en découlent : la délinquance, la contrebande, l’émigration clandestine et surtout, depuis l’arrivée d’Ennahdha au pouvoir, l’extrémisme religieux et son corollaire obligé, le terrorisme? Le secrétaire général du syndicat incrimine «les activités de prédication des groupes extrémistes». En fait, les élèves ne sont pas les seuls visés. C'est La Tunisie qui l'est parce que son islam tolérant et ouvert sur le monde constitue un contre-exemple. La nation, disait l’historien français Ernest Renan, c’est d’abord «une volonté de vivre ensemble». Cette volonté n’a jamais fait défaut dans notre pays. Or la société tunisienne est aujourd’hui plus clivée que jamais Entre droite et gauche, pouvoir et opposition, croyants et mécréants. Le sentiment national si fort sous Bourguiba s'est peu à peu émoussé. Dans les foyers, les discussions sur les mérites comparés d’Ennahdha et Nida Tounès tournent parfois au pugilat, comme en France du temps de l’affaire Dreyfus. Dans la rue, les gens se regardent en chiens de faïence. Des amis de toujours ne s’adressent plus la parole. L'Etat est en pleine déliquescence. Certains faubourgs de la capitale sont devenues des zones de non droit. La situation sanitaire s'est dégradée et certains fléaux éradiqués depuis trente ou quarante ans comme le paludisme, la tuberculose, la fièvre typhoïde ou la rage ont fait leur réapparition. Certes, on a encore l’eau et l’électricité (merci si Ghannouchi), mais nous avons perdu la foi en l’avenir. Les crises succèdent aux crises. Pour remplacer deux ministres, il a fallu six mois. Le pays a déjà perdu une bonne partie de ses élites, comme l’Algérie dans les années 90, alors que les cabinets de psychiatres ne désemplissent pas. Echapper à la dictature pour tomber sous la coupe des tenants de l’islam des ténèbres. C'est vrai que nous avons la démocratie, mais les perspectives politiques, économiques et sociales sont sombres.
Après tant de malheurs, on se croyait dispensés du reste. Or voilà que les écoles coraniques sauvages, les associations «caritatives» et même les jardins d’enfants (islamistes) poussent comme des champignons, semant les graines de la discorde. Rappelons-nous : la destruction de l’Afghanistan avait commencé dans les écoles coraniques où des dizaines de milliers de jeunes ont été soumis à un véritable lavage de cerveau comparable à ce qui se pratiquait dans les centres de rééducation communistes au Vietnam, en Chine, avant d'être lâchés. Tous ces «défaillants» de l’enseignement abandonnés à la nature sont une manne inespérée dans laquelle les prédicateurs peuvent puiser à volonté pour mener à bien la mission qu’ils se sont assigné, l’islamisation des Tunisiens. Car nous ne le sommes pas ou pas assez à leurs yeux, alors que déjà au premier siècle de l’hégire, Malek Ibn Anas, ébloui par l’intelligence et le savoir de son élève, le Tunisien Ali Ibn Ziad, lui confia : «Vous êtes le quatrième lieu saint de l’islam par le mérite», faisant allusion aux exégètes de la Zitouna. Les générations actuelles étant jugées irrécupérables, c’est sur les jeunes et les enfants que les efforts sont focalisés. L’objectif recherché : «l’élevage délibéré de l’homme nouveau», comme disaient les nazis. Nos islamistes n’ont rien inventé. La plupart des révolutions qu'elles sont de droite ou de gauche ont toujours eu la prétention de rompre avec le passé, «du passé, faisons table rase», et de favoriser «l’éclosion» d’un homme nouveau. Ce fut le cas de la révolution française, des révolutions communistes de la première moitié du XXe siècle, du fascisme ou du nazisme.
Cela prendra du temps, mais dans vingt ou trente ans, le pays ressemblera peut-être à l’Afghanistan. Dès son accession au pouvoir, Ennahdha qui n’a jamais perdu de vue son référent islamique et sa filiation avec la confrérie des Frères musulmans d’Egypte, aiguillonné au surplus par ses ultras (Chourou, Ellouze), s’est engagé dans cette voie avec un zèle remarquable. On a parlé d’une islamisation rampante. En fait, c'est à une islamisation galopante que nous assistons, avec l’afflux de prédicateurs étrangers, les Wajdi Ghenim, Mohamed Hassène, Amr Khaled et consorts. Ces efforts ont d’ores et déjà porté leurs fruits. Très vite, les élèves ont assimilé les leçons de leurs maîtres. Une génération de jeunes a éclos qui ne rêve que d’en découdre avec «les laïques et les francs-maçons». Notre pays est désormais le premier exportateur de jihadistes dans le monde. Ils combattent aujourd’hui en Syrie, au Mali, en Algérie, en Irak ou en Libye. Le groupe Ansar Acharia, lié à AQMI, s’est «illustré» quant à lui sur le mont Chaâmbi, en assassinant des soldats et des gardes nationaux. La Tunisie a cessé d’être une terre de mission. Elle est devenue une terre de jihad. Voilà ce qu’il coûte de jouer aux apprentis sorciers. Pendant des mois, Ennahdha est resté sourd aux mises en garde de ses amis et même de ses adversaires politiques qui voyaient venir le danger. L’arrogance est souvent mauvaise conseillère. Encouragés par le sentiment d’impunité, «nos enfants», comme les appelait affectueusement Rached Ghannouchi, se sont retournés contre leurs anciens protecteurs dont ils dénoncent aujourd’hui les hésitations à imposer la charia et les menacent de leurs foudres. Le gouvernement d’Ennahdha a beau se ressaisir en décidant –enfin– d’inscrire Ansar Acharia, qu’il cajolait il n’y a pas longtemps, sur la liste des groupes terroristes, le mal est fait. "La justice immanente existe, bien qu’elle ne soit pas toujours imminente".
Hedi Béhi