Dette extérieure tunisienne: Ne pas céder aux sirènes du défaut de paiement
Evoquer le problème de la dette devient un exercice quotidien véhiculé par la plupart des médias.
Les conclusions auxquelles aboutissent ces débats convergent souvent vers ceci: pour certains, la Tunisie est surendettée et doit, de ce fait, renégocier et rééchelonner sa dette. Pour d’autres, elle doit déclarer un moratoire. Pour les radicaux, elle doit cesser d’honorer ses engagements, c’est-à-dire qu’elle doit se déclarer en situation de défaut de paiement. Pour ma part, plutôt que d’élever la voix pour une remise en cause, une destruction du bâti, on pourrait sagement crier pour une remise en ordre, une amélioration de l’établi. Faut-il le rappeler, la dette puise ses origines dans le déséquilibre structurel des nos paiements extérieurs, essentiellement notre balance commerciale et celle des services. Continuer à assurer la «bonne » marche des services publics de l’Etat et le fonctionnement des rouages de l’économie exige inévitablement le recours, pour le financement de ce déséquilibre, à l’endettement. La dette apparaît ainsi comme une fatalité.
Plus précisément, la dette prend ses sources dans les importations ainsi que dans les conditions auxquelles elles sont proposées. Celles–ci sont souvent attractives, et leurs conséquences sont évidentes : perpétuer le déficit commercial et par là même aggraver l’endettement ; la balance des services (les transferts des économies des Tunisiens à l’étranger et les recettes du tourisme) arrivant à peine à couvrir les intérêts de la dette. D’autre part, la structure de nos exportations et le rythme de leur croissance ne sont pas à même de réduire le déficit. Si l’on y associe le problème de la détérioration des termes de l’échange, on arrivera à la conclusion que la Tunisie ne pourra jamais redresser cette situation et continuera à faire appel, d’une façon permanente et massive, au financement extérieur, c’est-à-dire à l’endettement à moins, bien entendu, d’une manne providentielle.
Cette situation est illustrée par l’évolution de la balance commerciale qui affichait un solde négatif de 8,6 milliards de dinars en 2011 après avoir évolué aux alentours de 4 milliards de dinars de 2000 à 2006. Le taux de couverture des importations par les exportations qui gravitait autour de 78-79% au cours des années 20006/2009 (79,8% en 2006), revenait à un niveau inférieur aux alentours de 74/75% en 2010/2011. Entre 2002 et 2011, les importations ont augmenté de presque deux fois et demie, passant de 13,5 milliards de dinars à 33,7 milliards de dinars, le PIB n’ayant augmenté que de deux fois au cours de la même période. Cela dénote la profonde dépendance de notre pays envers l’extérieur, la difficulté à impulser à nos exportations un rythme de croissance capable d’atténuer le déficit commercial, et l’implacable vérité que la Tunisie continuera, pendant encore longtemps, à recourir à l’endettement pour combler son déficit. Pour l’année 2012, la situation s’est davantage compliquée. Le déficit commercial affichait un niveau record de 11,6 milliards de dinars, dû à une augmentation des importations de 13,4% et celle des exportations de 5,2%, ramenant le taux de couverture à 69.4%.
Ainsi et de prime abord, l’issue salutaire résiderait-elle dans l’impérieuse nécessité d’une dénonciation des engagements pris par la Tunisie, donc la proclamation du défaut. Précisons que la déclaration d’un défaut de paiement est une solution apocalyptique puisqu’elle ne fera qu’assécher la source incontournable de financement de notre croissance. Notre pays plongerait, alors, dans une dépression profonde avec les conséquences que l’on connaît. De toute manière, cette situation ne doit pas perdurer. Existe-t-il une autre approche qui pourrait nous mettre sur un sentier autre, dans une logique autre. Ne pourrait-on pas, par exemple, agir pour rationaliser nos importations et relancer le rythme de nos exportations afin de réduire progressivement le déficit commercial. Ne pourrait-on pas restructurer notre balance des services pour qu’elle dégage un excédent, d’une part plus fort et, d’autre part, plus orienté au développement qu’au règlement du service de la dette. Cette démarche est, certes, la plus viable, mais elle exige expertise et surtout du temps, facteur qui ne joue pas, au vu de l’évolution de notre paysage sociopolitique, en notre faveur. Comment faire alors ?
La solution réside dans une autre approche de la dette, d’une manière simultanée avec la première, qui, d’un côté, assurera un soulagement de sa charge et, de l’autre, orientera les fonds ainsi épargnés vers des secteurs de développement dont la croissance devrait évoluer autour d’un taux à deux chiffres, condition indispensable pour que l’emploi se fasse plus soutenu et que le chômage régresse d’une manière très significative. Les autres scenarii ne feront que, tôt ou tard, couler le vaisseau dans lequel nous avons embarqué.
Quelle serait cette autre approche? Il faut au préalable convenir de certains constats.
Une partie importante de l’endettement nouveau est consacrée au remboursement d’engagements anciens au lieu d’être canalisée vers les secteurs de création de richesses nouvelles. C’est en quelque sorte un autre habillage, non déclaré, de refinancement de la dette. Ce refinancement se réalise, de toute évidence, selon des conditions plus restrictives en termes de durée et de taux d’intérêt. On doit admettre que ces marchés viendront bientôt à se tarir. Déjà, la mobilisation de fonds frais s’effectue sous la garantie souveraine de certains pays (USA, Japon…) en raison, entre autres, de la détérioration de notre rating souverain qui traduit les difficultés énormes à gérer et à stabiliser l’appareil économique et politique. Si le schéma actuel se perpétue, l’on s’acheminera vers l’arrêt de la croissance qui ne pourra qu’aggraver le chômage et, partant, le désespoir, lesquels nourrissent l’instabilité sociale et politique. Ceux-là mêmes qui sont à l’origine de l’émergence de courants forts d’extrémisme idéologique ou religieux et de la création de pressions incontrôlables de courants migratoires vers des destinations des pays du Nord, ou même autres, pour des destinées inconnues. Cette mouvance perturbatrice, par interférences ou même alliances internationales, ne tardera pas à s’enraciner davantage dans ces pays et à créer les fractures qu’elles ont entamées dans nos pays. La boucle est ainsi bouclée. Le mouvement sismique s’entendra encore plus fort chez nos voisins du Nord qui sont, du reste et pour la plupart, nos créanciers.
Par ailleurs, ces pays sont redevables à la Tunisie et d’une manière générale aux pays du même statut que le nôtre, d’une partie de la croissance qu’ils réalisent par le truchement de nos importations. En effet, il est admis que l’importation pour l’équivalent d’un milliard de dollars assure chez le pays exportateur « partenaire » la création de 8 à 12 mille emplois. On imagine, ainsi, l’effort consenti par notre pays en faveur des pays partenaires et surtout créanciers, pour le soutien de leur croissance et de l’emploi chez eux et ceci des décennies durant. (En 2011, nos importations se sont montées à presque 22 milliards de dollars, dont 50% en provenance de l’Europe et 12% des USA et de la Russie. En 2012, elles atteignent 25,5 milliards de dollars engendrant une stabilisation d’emplois chez nos partenaires de 250 mille à 300 mille environ). Eviter que la fracture sociopolitique ne se creuse davantage chez nous, que le fossé entre Nord et Sud ne se prononce plus fortement, lutter contre l’extrémisme sous toutes ses formes, aussi bien dans les pays d’origine que dans les pays d’accueil, reconnaître qu’une fraction de la croissance accomplie dans les pays partenaires est imputable aux flux d’importation soutenus réalisés par notre pays, doit pousser et même contraindre nos partenaires et créanciers à consentir, au minimum, une reconversion de leurs créances en des investissements directs de nature à engranger, chez nous, un début de croissance et donc d’emplois et permettra, ainsi, de rompre le cercle vicieux de la montée du chômage, et de contribuer à l’assainissement de notre climat sociopolitique, et à recréer l’espoir de vie sur notre territoire national.
Faire valoir ces facteurs constitue un élément essentiel d’une thérapie à l’endettement cumulatif. Mais il n’est pas le seul. Notre destin est entre nos mains. Le salut ne viendra pas de lui-même sans une imagination propre à nous, des solutions. Historiquement, les créanciers sont bien organisés pour imposer leurs vues aux pays débiteurs. Ces derniers ne disposent d’aucun forum pour imposer les leurs ou même manifester leurs inquiétudes. Sans porter ni brandir haut et fort la menace d’un défaut de paiement, il faudrait faire prendre conscience au monde occidental, notre principal créancier, que notre situation actuelle est en partie le résultat de leur laxisme, de leur complicité, mus qu’ils sont par la recherche de leurs intérêts propres. La Tunisie doit changer de modèle de croissance. Celui que nous avons emprunté a promis monts et merveilles. Les résultats sont malheureusement, par certains aspects, très négatifs (inégalités régionales, sociales, montée inquiétante du chômage). Ce changement viendra de l’instauration d’un autre modèle de culture et d’éducation, reposant sur des valeurs tels le culte du travail, la créativité et l’innovation, l’investissement pour la protection de l’environnement (dont la dégradation est imputable aux pays du Nord si on examine la seule dégradation de la Méditerranée), le patriotisme et bien d’autres valeurs. Ceux qui président à la destinée de notre pays ou ceux qui vont l’être se doivent d’oublier leurs luttes nourries d’ambitions électoralistes, et se consacrer à définir l’horizon immédiat et médiat de notre pays. Il fut un moment, au cours de la fin du premier semestre 2011, où les Tunisiens, du moins la frange éclairée, ont cru à un plan de sauvetage de notre pays qui impliquait nos principaux pays frères et amis. Un plan de type Marshall. Par inexpérience ou par surenchères politiques interposées, ce plan a été tout simplement délaissé, oublié. Personne ne se soucie aujourd’hui de son contenu ni de sa portée.
Le sursaut doit émaner de nous-mêmes pour que le reste du monde y croie et nous respecte. Pour encore longtemps, notre croissance, quand elle sera de retour, sera tributaire de l’endettement, mais celui-ci doit être raisonné et raisonnable. Les préalables à cette approche sont la sécurité et la stabilité politique. On ne peut revendiquer notre droit à une existence décente à l’échelle planétaire, on ne peut aspirer ni prétendre à l’aide bilatérale et même multilatérale quand on ne dispose pas d’une vision et d’une stratégie claires et crédibles. Un cercle d’experts doit se constituer autour des ces idées et d’autres, loin de tout tiraillement politique ou idéologique, mettant à contribution les expertises tunisiennes, résidents et non résidents, pour esquisser la voie passante conduisant notre pays à bon port. Ce cercle serait adossé à un conseil des sages qui réunirait les hommes d’affaires importants du pays entretenant des relations politiques et commerciales avec nos partenaires, mais aussi les amis de la Tunisie dans ces pays partenaires disposant d’écho et d’écoute auprès de leurs classes politiques respectives.
Abdelmajid Fredj