Moncef Klibi: «Ah, ya maàllem, ya maàllem!»
Un jour de l’an 1995, un homme d’un âge certain et à l’allure sportive se présente à la porte d’honneur du stade d’El Menzah pour assister à un match de Coupe d’Afrique de l’Espérance. Le préposé lui demande son billet. Le Monsieur lui répond : «Je suis Moncef Klibi !». Ce qui n’impressionne guère le cerbère. «Et alors? Sans billet, vous ne pouvez pas entrer...», lui répond-il. Catégorique. Ce fut la dernière fois que Moncef Klibi essaya d’applaudir les couleurs qu’il a portées pendant vingt ans, sans compter l’escapade hammam-lifoise... A vrai dire, la faute n’incombe pas entièrement au jeune contrôleur, car il est né bien après 1956 quand Moncef Klibi dut prendre sa retraite. Mais Ies dirigeants de l’équipe auraient dû placer à cet endroit spécial quelqu’un qui connaît le «who’s who» de la scène sportive. Ce faisant, il aurait déroulé le tapis rouge devant ce monument de l’histoire du club. Qui plus est, Moncef Klibi pensait à juste titre qu’il avait droit à un minimum de considération et de respect de la part de ceux qui ont entendu parler de ses exploits ! C’est pourquoi il n’a pas acheté le fameux «sésame»!
Qui est Moncef Klibi?
Tout jeune, j’ai eu le privilège de voir à l’œuvre le «sorcier» de l’Espérance. Et de vibrer à chacun de ses dribbles déroutants. Et de rire aux dépens de chaque adversaire qui mord la poussière. Et d’entonner avec la galerie l’inoubliable cri de guerre : «Ah, ya mâallem, ya mâallem !», à gorge déployée. A lui seul, Moncef Klibi faisait le spectacle, et on allait au stade pour l’admirer. Comme on l’a fait plus tard avec Abdelmagid Ben Mrad, Tarek Dhieb et Ayadi Hamrouni, ces artistes hors du commun. Moncef est né le 16 août 1922 au sein d’une famille à 100% espérantiste. Puisque Saïd, son père, était l’avant-centre et le capitaine des «Vert et Blanc» (les couleurs d’origine de l’Espérance), et son oncle Mohsen en était l’ultime rempart. C’est donc dans cette ambiance toute particulière qu’il a ouvert les yeux sur la planète foot, et qu’il reçut un vrai ballon (une peau- vessie) en guise de cadeau pour son cinquième anniversaire. Le patio de la maison devint ainsi son laboratoire expérimental, avec les murs pour partenaires. Si le papa était du genre «bulldozer», fonceur et percutant, le fils, lui, s’est ingénié à jongler avec le cuir, a le caresser plutôt qu’à lui taper dessus.
Grâce à la complicité aveugle des murs qui le lui renvoyaient rapidement, Moncef apprit à contrôler parfaitement ce ballon-boomerang
En 1936, Si Said pensa qu’il était temps pour Moncef d’endosser à son tour la fameuse casaque espérantiste dans la classe des minimes. Dès le premier entraînement, le petiot étala son savoir-faire au grand jour. Multipliant à volonté les tours de passe-passe et les centrages d’une précision diabolique.
Le petit phénomène ne s éternisa guère chez les jeunes, avec qui il remporta le championnat des minimes et des juniors. Et le 5 octobre 1941 — il n’avait pas encore 19 ans — , Cheikh Draoua, le joueur-entraîneur- capitaine, le lança dans le grand bain. C’était contre le rugueux Patrie Football Club Bizertin au stade Geo André.
Moncef malmène son opposant direct, le ridiculise tant et si bien qu’il finit par obliger les Marines à se cantonner en défense afin de limiter la casse. Et c’est lui qui se chargera de sceller le sort du match en marquant de loin le second but espérantiste. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître.
La reconnaissance du public
Moncef s’installe donc sur le flanc droit de l’attaque-mitrailleuse des «Sang et Or», formée de Mabrouk, Rumba, Moncef Zouhir et Taieb Bel Hadj Ali, qui offrira à l’Espérance son premier titre de champion de Tunisie! Les prouesses permanentes de ce jeune prodige donnent des ailes à ses partenaires qui foncent toutes voiles dehors vers ce score tant et tant espéré. Moncef devient la coqueluche du public qui admire ses dribbles déroutants, la précision de ses passes et la puissance de ses tirs. Et lui colla le surnom de « Maàllem», qui veut dire Maestro...
«A l’Espérance, on était une bande de copains, réunis sous la même bannière pour jouer au foot. Oui, mais aussi pour prouver à tout le monde que le citoyen tunisien est fier, conquérant et fair- play», nous dit-il. Et d’ajouter : «C’est pourquoi on nous craignait en tant qu’équipe portée sur le beau geste, et qu’on nous respectait en tant qu’hommes ! L’Espérance a été une véritable institution de civisme qui a montré la voie aux autres associations. Je vais vous citer un exemple qui illustre parfaitement le civisme qui régnait dans la maison espérantiste. Un jour, à Ferryville, l’inter-droit de notre équipe, qui était un très bon joueur, se permit le luxe d’insulter un partenaire qui lui avait adressé une mauvaise passe. Alors, j’ai demandé à l’arbitre de l’expulser, et on a terminé le match à dix. Le lendemain, Si Chedly apprit l’incident et il me félicita d’avoir pris la décision qui s’imposait!»
«Mieux, Cheikh Draoua était un grand monsieur, doublé d’un excellent footballeur. Comme il était notre coach, Draoua s’emportait à la moindre erreur qu’on pouvait commettre et il devenait fou de rage. Un jour, j’ai raté durant l’entraînement un enchaînement ordinaire, et il invoqua ma mère dans une phrase ordurière. J’ai donc quitté la séance et on ne me vit plus pendant une dizaine de jours. Ayant eu vent de cet incident, Si Chedly vint en personne pour me convaincre d’oublier ce regrettable dérapage émanant d’un technicien qui cherchait à atteindre la perfection dans son travail. C’est à partir de ce jour que nous devînmes, Draoua et moi, les meilleurs amis du monde ! D’ailleurs, je l’ai retrouvé au début des années cinquante à Hammam-Lif…» «Oui, au CS Hammam-Lif du prince Slah Bey. Tout a commencé lorsque notre entraîneur bénévole, Si Hachemi Cherif, est subitement tombé malade. Et même lorsqu’il s’est rétabli, on voyait bien qu’il éprouvait du mal à diriger les séances. Cela s’est donc répercuté négativement sur notre rendement. Comme j’avais mon diplôme fédéral d’entraîneur décerné par Lucien Jasseron, je pris en partie la relève et le redressement ne se fit pas attendre. A la fin de la saison, je fis part à Si Chedly de mon désir de coopérer activement à la direction technique de l’équipe. Mais il fit la sourde oreille, et cela me déplut. C’est alors que Mustapha Chennoufi, qui avait joué à l’Espérance avant d’opter pour le club beylical, me rendit visite au ministère des Finances où je travaillais, pour me proposer de rejoindre Hammam- Lif. L’idée me plut car, à 32 ans, j’étais tenté par une aventure professionnelle. J’ai donc rencontré le prince et on s’est mis d’accord sur tous les points. Le lendemain de la signature de la licence, Mustapha m’apporta une enveloppe cachetée dans laquelle il y avait 35.000 francs. Et c’était toujours lui, et personne d’autre, qui m’apportait mon salaire, fixé à 20.000 francs. Sans compter les primes, bien sur ! »
«A Hammam-Lif, j’ai découvert un autre monde. En fait, Cheikh Draoua était presque un figurant, parce que c’était le prince qui dirigeait le club d’une main de fer, et c’est lui qui dictait tout ce qui lui semblait utile. Et je me dois de dire qu’il ne se trompait pas souvent… Il veillait à ce que nous ne manquions de rien pour gagner. Toujours gagner ! Et les cadeaux pleuvaient. A ne plus savoir qu’en faire. Mais à la moindre défaillance, les sanctions, elles aussi, pleuvaient. Un exemple ? À la suite d’un match que nous avions stupidement perdu, les habitants de la cité ont assisté à un spectacle incroyable. Avec le prince, à pied, qui fendait la rue principale en tirant derrière lui toute l’équipe. Sauf moi… et tout ce beau monde a fait la queue devant le coiffeur du rond-point, pour se faire tondre à ras. Des Kojak à la pelle, pour ainsi dire ! Bref, j’ai passé une saison vraiment exceptionnelle dans la banlieue sud en marquant la bagatelle de 21 buts, mais sans jamais secouer les filets espérantistes !».
«La saison suivante, j’ai réintégré l’Espérance à la satisfaction générale. Et notre public m’a réservé une inoubliable standing-ovation lorsque, pour mes retrouvailles avec le CSH-Lif, j’ai planté l’unique but de la rencontre. Celui de la victoire ! Car il fallait être sacrément fort pour terrasser l’ogre beylical…» «Ensuite, j’ai dû mettre un terme à ma carrière à la suite de ma nomination à notre ambassade à Rome. Pour conclure, je peux dire que je suis à la fois heureux et fier d’avoir porté les couleurs de la glorieuse et inimitable Espérance, et de lui avoir aussi consacré ma jeunesse et ma santé… Aujourd’hui, à un peu plus de quatre-vingts ans, je ne rate aucune de ses sorties, depuis le petit écran».
Abdessettar Latrache