La Tunisie peut-elle réussir sa transition démocratique?
Cette question est sur le bout des lèvres des hommes politiques, acteurs de la société civile, intellectuels, chercheurs et observateurs nationaux et étrangers. Cette question est d’autant plus pressante qu’après des débuts prometteurs avec l’organisation d’élections transparentes et démocratiques et les débuts de l’Assemblée nationale constituante, la démocratie balbutiante a connu ses premières difficultés. Havre de stabilité et de sécurité par le passé même si c’était au détriment des libertés du temps de la dictature, la Tunisie est entrée dans une grande période de turbulence. Au développement de l’insécurité et de la petite criminalité, la Tunisie a connu une incursion rapide du terrorisme. Les groupes du salafisme jihadiste ont recruté rapidement des jeunes en rupture de ban pour construire des noyaux de groupes armés urbains et de focos armés sur les hauteurs des montagnes du Shaambi. L’objectif était d’implanter un noyau de lutte armée qui serait connectée aux groupes d’Al-Qaida pour bénéficier de leur visibilité internationale et de leurs réseaux logistiques et financiers pour assurer la durabilité d’une lutte qu’ils savaient de longue haleine et dont l’objectif est d’instaurer le gouvernement de la Sharia et de la loi islamique. Certes, ce scénario est en train d’échouer du fait de l’absence de la tradition de la lutte armée dans nos contrées, de l’amateurisme de ces terroristes de bas étage et surtout de leur grand isolement par rapport à la population. Il n’empêche que l’incursion du phénomène terroriste a déstabilisé une transition démocratique qui se voulait pacifique et citoyenne.
Par ailleurs, la situation économique n’a pas connu une amélioration rapide qui aurait permis un renversement de tendance et une amélioration rapide des conditions de vie. Même si la croissance a connu une reprise, elle reste très faible et fragile. Particulièrement, le chômage reste très élevé et la Tunisie a connu une accélération de l’inflation. Par ailleurs, on a enregistré une détérioration de la situation des grands équilibres macroéconomiques, le déficit du budget de l’Etat et celui des paiements externes, ce qui a réduit la marge de manœuvre des politiques publiques.
La situation politique est aussi morose. La période de l’enchantement révolutionnaire est dépassée et le pays sombre progressivement dans une mélancolie des temps de l’unité et de la moblisation forte contre le pouvoir déchu. Les craintes d’une main mise sur l’appareil de l’Etat à travers des nominations partisanes, les difficultés de l’Assemblée constituante et les divergences sur le contenu de la constitution et les inquiétudes sur le refus de l’Etat civil ont été à l’origine de grandes tensions dans la vie politique. Mais, avec l’assassinat du dirigeant Chokri Belaid, la Tunisie est entrée dans une crise politique profonde qui a amené le premier ministre de l’époque, Mr. Jebali, à proposer un gouvernement de technocrates pour assurer la conduite de la période de transition. L’assassinat de Mohamed Brahmi a été à l’origine d’une rupture de confiance sans précédent qui a bloqué les institutions de transition, notamment l’ANC avec le gel de la participation des élus de l’opposition et la demande de la démission du gouvernement. Ensuite le ballet des négociations sur une sortie de crise depuis le mois de juillet n’a fait que renforcer les doutes et les questionnements sur la réussite de la période de transition.
Ainsi, la question de la capacité de la Tunisie à réussir cette transition est réelle. Pour apporter des éléments de réponse à cette question, il faut revenir aux travaux théoriques qui se sont multipliés depuis quelques années et qui se sont intéressés aux conditions de réussite de ces transitions. Que nous dit cette littérature d’utile pour la transition en Tunisie ? La première nouvelle n’est pas bonne et particulièrement pour tous ceux pensent que la transition ne pourra que réussir à partir du moment où les dictatures sont mises à la porte. En effet, les travaux des spécialistes de la transition, notamment de Caroline Freund et Melise Jaud, nous indiquent que la transition vers la démocratie ne coule pas de source et qu’elle est loin d’être un long fleuve tranquille. Ces auteurs ont étudié près de 90 expériences de transition démocratique depuis 1965 à travers le monde. Cette étude a montré que seulement 46% de ces transitions ont été couronnées de succès et ont été à l’origine de la constitution de régimes démocratiques. Par contre 39% de ces expériences ont été des échecs et dans les 15% des cas ces transitions ont été plus longues et plus difficiles.
Mais, ce qui importe c’est de connaitre les conditions qui expliquent l’échec des transitions. Là les nouvelles sont plutôt bonnes pour la Tunisie. En effet, les travaux théoriques soulignent qu’une implication forte des militaires ainsi qu’une dotation importante en ressources naturelles notamment en pétrole ne sont favorables à une transition démocratique. Par contre un rôle important des femmes dans la vie publique ainsi que le niveau d’éducation sont des facteurs favorables à la transition.
Un autre résultat important de ces travaux est l’influence d’une expérience réussie sur les autres pays de la région. Nous avons eu l’occasion de vérifier cet effet tâche d’huile au moment des révolutions arabes. Combien de dirigeants des régimes déchus en Egypte, en Libye, en Syrie au Yémen et tous les autres pays arabes n’ont-ils pas évoqué la spécificité de leurs pays et que l’effet révolutionnaire du printemps arabe de janvier 2011 devait s’arrêter aux frontières de la toute « petite » et « marginale » Tunisie. Or, ces prophéties ne se sont pas avérées auto-réalisatrices et l’utopie révolutionnaire s’est étendue à toute la région faisant tomber les dictatures arabes comme des feuilles d’automne. De même, la réussite de la transition en Tunisie devrait avoir un important effet tâche d’huile dans la région et donner l’exemple que la construction de la démocratie n’est pas un rêve lointain comme l’ont toujours pronostiqué néo-orientalistes et autres rattachés à une spécificité fondatrice de nos sociétés qui nous couperait de l’universel de la liberté et des droits de l’homme.
Ainsi, la Tunisie où l’armée n’a joué qu’un rôle marginal dans la vie politique et où nos femmes ont joui d’une grande liberté leur permettant d’être un acteur essentiel dans la vie politique et sociale et où, enfin, le niveau d’éducation est assez élevé présente toutes les conditions pour réussir sa transition. Mais, est-ce que ce déterminisme statistique est suffisant pour dormir sur nos oreilles et laisser faire la logique historique ? Nous ne le pensons pas car les règles statistiques ont toujours leur exception. Ces conditions sont certes nécessaires pour la transition. Mais, la réussite de cette aventure exige également un large accord politique sur un projet qui fait de l’Etat civil, des libertés et de la démocratie le socle de la transition démocratique.
Hakim Ben Hammouda