Mais que savent donc les Américains?
L’administration sécuritaire tunisienne savait et pouvait empêcher l’assassinat de Mohamed Brahmi, elle n’en a rien fait. Pour moins que cela, sous d’autres cieux, il y aurait eu des démissions en série, car le traitement réservé à cette information est pour le moins irresponsable, et il y a là non-assistance à personne en danger.
Laissons l’enquête suivre son cours et on verra bien où cela nous mènera, même si je doute que l’on sache un jour toute la vérité sur cette affaire. Lorsque la responsabilité est partagée, diluée, il est rare que la vérité triomphe. Trop d’intérêts imbriqués, trop de personnes directement impliquées, trop forte collusion entre le politique et l’administration.
Pour autant, les Américains savaient que Mohamed Brahmi était menacé, et savaient donc probablement par qui. Il ne faudrait pas rajouter à l’irresponsabilité la naïveté de penser qu’il s’agit là d’une information fumeuse glanée par hasard. Les Américains ont à leur disposition des moyens d’écoute connus, mis en place depuis quelques années et qui ont déjà déclenché quelques scandales retentissants.
La question qui est donc posée est de savoir ce que les Américains savent vraiment, et si notre administration a demandé l’ensemble des informations disponibles auprès de la CIA, qui devraient permettre de remonter la filière jusqu’au commanditaire, s’il est démontré qu’il est effectivement recherché.
Nombreux sont ceux qui mettent en cause le gouvernement et l’accusent d’être le commanditaire de l’assassinat. Peut-être bien, mais je crois surtout, comme pour l’embuscade de Chaambi, que le citoyen est aujourd’hui confronté pour la première fois aux limites de l’administration sécuritaire, qu’il a toujours voulu croire efficace et compétente. Elle disposait peut-être de plus de moyens sous la dictature, mais pour autant elle souffre des mêmes maux que l’ensemble de l’appareil d’Etat.
Toute cette affaire démontre, si besoin est, que notre administration ne dispose ni des moyens ni des ressources nécessaires pour effectuer correctement son travail. De nos jours, avec des moyens basiques, il ne faudrait que quelques minutes à quiconque pour traduire, au moins approximativement, un texte en anglais. A notre administration sécuritaire, il aura fallu quelques jours. Cela pose le problème de la compétence de l’administration tunisienne et sa capacité à faire face aux enjeux de la démocratie, mais pas seulement, car ça pose aussi le problème de l’indépendance de l’administration par rapport au pouvoir politique. Sa capacité à assumer sa mission en toutes circonstances, indépendamment des politiques en place. La plus grande forme de corruption de l’appareil administratif est celle qui consiste à le mettre au service de l’appareil politique, et de ses ambitions partisanes.
Cette tendance est générale, et tous les politiques sont régulièrement tentés d’accaparer l’appareil administratif et de l’instrumentaliser, et c’est à l’administration de s’y refuser. Les gouvernants actuels ont ainsi trouvé un appareil rodé, certes un peu usé, mais il suffisait de changer quelques pièces bien choisies, quelques relais, quelques roulements, d’en modifier le sens de rotation, et il se mettrait aussitôt à obéir à la voix de son nouveau maître.
L’habitude et le politiquement correct requièrent, en Tunisie, que l’on encense notre administration en toutes occasions. Pensez donc, depuis la révolution tous les services ont continué à fonctionner, et l’administration a maintenu le pays en ordre de marche, ce qui n’est pas le cas de la Libye vous dira-t-on. Oui, mais c’était aussi le cas en Egypte, au Mali ou en Côte d’Ivoire pendant des mois de guerre.
La Tunisie a une économie fortement étatisée, et fortement réglementée, ce qui confère à l’Etat un rôle déterminant et prééminent dans l’économie, tant au niveau de la production que de l’investissement. Mais en l’absence d’institutions fortes et transparentes, l’Etat devient une notion floue, qui ne s’exprime qu’à travers la puissance publique, donc l’administration. L’administration tire aujourd’hui son pouvoir non pas de sa compétence à gérer les affaires publiques, mais du cadre réglementaire foisonnant et de l’empilement des procédures, autorisations et autres agréments, qui handicapent l’économie, mais qui surtout confèrent à l’agent public un pouvoir discrétionnaire source de dépassements, de harcèlements et de corruption. L’administration devient ainsi la loi. Or l’administration publique est un vecteur important de la démocratie et de la citoyenneté, et elle doit être le garant de l’indépendance des institutions, de leur transparence, en s’appuyant sur un corps compétent, incorruptible et moderne.
Dans une république citoyenne, l’administration est au service des citoyens, elle a pour rôle de conduire les affaires publiques et d’assurer l’équité de traitement entre les différentes composantes de la société, personnes physiques ou morales, associations et organisations de la société civile. En démocratie, le pouvoir politique donne les orientations, réforme les lois, et l’administration les applique, et les fait appliquer sans zèle ni laxisme, mais avec autorité et indépendance. Nous sommes bien loin de ce schéma en Tunisie, où l’administration n’agit plus que sur instructions. Parfois, sur simples instructions verbales, comme ce fut le cas dans cette affaire des autorisations de voyage des femmes de moins de 35 ans. Comment garder confiance dans une administration qui ne sait plus ce qu’elle fait, ni pourquoi elle le fait ?
Au cours des dernières décennies, la Tunisie a connu une perte de compétence de l’administration. Incapable d’attirer les talents, l’administration tunisienne a perdu (en efficacité), du terrain dans tous les secteurs, y compris celui sécuritaire. Si l’armée et la police recrutaient parmi les meilleurs bacheliers et universitaires, cela se saurait. Les retards accumulés dans l’introduction des technologies de l’information et de la communication, et dans la mise à niveau des processus de management ont contribué à une détérioration notable de la qualité des services publics.
L’administration, qui devrait être le thermomètre de la politique, doit disposer des moyens nécessaires pour mesurer et piloter la performance économique et sociale des politiques publiques. Elle doit divulguer l’information et la mettre à la disposition des citoyens dans un souci de transparence, mais aussi parce que l’ensemble de l’appareil institutionnel doit rendre des comptes aux électeurs et contribuables que nous sommes.
Mais voilà, la dictature a gangréné l’administration, sapé ses fondements et l’a détournée de son rôle. Rompre avec les pratiques anciennes ne sera pas facile, et les citoyens le savent bien. La Tunisie a dégringolé de la 39ème place en 2005 à la 75ème en 2012 dans le classement des pays, selon l’indice de perception de la corruption, édité chaque année par Transparency International. Dans le même temps, un pays comme le Rwanda faisait le chemin inverse passant de la 83ème à la 50ème place, une performance reconnue mondialement, et un pays qui continuera sûrement à progresser au cours des prochaines années, inscrivant la corruption, sous toutes ses formes, comme une priorité nationale. Il serait temps de faire le bilan de la contribution de l’administration publique aux années de dictature. Une administration aux ordres, qui n’a pas hésité, entre police et justice d’abord, mais aussi bien au travers de nombreux autres organes locaux et nationaux, de servir les passe-droits, d’octroyer des avantages illégitimes, et de baliser le chemin aux groupes mafieux.
La corruption est l’un des principaux freins au développement, elle détruit les fondements de l’Etat, de la société et pollue la démocratie quand elle existe. La corruption conduit à la mauvaise gestion des ressources publiques, elle fausse la concurrence, dérègle le commerce et sape l’investissement à travers les distorsions qu’elle introduit sur le marché en général. Sans une lutte féroce contre la corruption, il est difficile d’imaginer un redressement économique et social, quels que soient les gouvernements et les politiques mises en œuvre.
Mais on découvre aussi aujourd’hui que la corruption de l’administration risque de remettre en cause la sécurité des Tunisiens et leur intégrité. La souveraineté d’un Etat s’appuie concrètement sur sa capacité à défendre ses frontières et ses citoyens, or le Tunisien doute de plus en plus de sa police et de son armée. Il est d’autant moins rassuré qu’il n’est pas convaincu de la stature du politique actuel, ni de sa fibre patriotique et souverainiste.
Finalement, ce que les Américains savent vraiment sur les assassinats politiques n’a peut-être pas plus d’intérêt que cela (en dehors de celui de la recherche de la vérité), nous en savons assez sur ce qui nous guette, le gouffre est tellement profond.
W.B.H.A.