Les peuples ne supportent plus les islamistes. C’est ce qui s’est exprimé cet été en Egypte et en Tunisie. Et cette détestation confirme toutes les analyses que nous avons faites en un cycle de cinq livres complétés par nombre d’articles. Or, maintenant c’est au tour d’hommes de religion de penser comme nous, de partager nos analyses, sans nous avoir forcément lu, même si notre livre La Maladie de l’islam (qui est l’islamisme) est traduit en arabe et a circulé notamment en Irak.
En effet, mon collègue Mohammed Haddad m’a rapporté, voilà quelques années, que tel livre a été inscrit dans la bibliographie de la Hawza de Najaf, séminaire de formation des docteurs shi’îtes. Et c’est de ce milieu que provient le grand faqîh, docteur irakien Tâlib ar-Rifâ’î. La Maladie de l’islam a été traduite en arabe sous le titre Awhâm al-Islâm as-Siyâsî (« Les chimères de l’islam politique », paru chez Dâr an-Nahâr à Beyrouth en 2002). Or c’est cette expression qu’utilise Tâlib Rifâ’î dans l’entretien qu’il a accordé en pleine page au quotidien saoudien de Londres a-Sharq al-Awsat daté du 8 octobre 2013. Entretien dans lequel notre docteur, qui a appartenu dans sa jeunesse à la sphère des Frères Musulmans, dénonce l’inanité de l’islamisme.
Peu importe que ce clerc nous ait lu ou pas. Ce qui compte c’est l’extraordinaire convergence de jugement. Après le réconfort que nous avons eu cet été lorsque nous avons entendu, à maintes reprises, les gens du peuple, et en Egypte et en Tunisie, partager notre désaveu de l’islamisme, nous voilà tout autant réconforté d’entendre des savants en religion, membres du personnel cultuel, des « prêtres » au sens anthropologique, prononcer des propos que nous aurions pu prononcer nous-mêmes et qui résonnent en toute intensité avec les mots que nous avons écrit.
Ecoutez et je vous laisse juge : « L’islam politique est parvenu au pouvoir en Egypte en un moment qui ne lui est pas opportun… Les Frères Musulmans se sont précipités pour s’emparer du pouvoir, leur salive a dégouliné devant la tentation que tel pouvoir a suscité en eux au point qu’ils ont raté le coche. Une fois parvenus au pouvoir, j’étais désespéré car je savais que l’Egypte et son peuple les rejetteraient. Ils ont été portés par une vague qui ne reflète pas l’âme de l’Egypte. »
Plus loin, Tâlib ar-Rifâ’ï rappelle qu’il a commencé sa carrière en étant militant de l’islam politique. Et cette expérience lui a appris que l’islam politique n’est pas la réponse au défi de l’heure. Dans la foulée, il propose cette analyse que nous ne cessons pas de répéter : « Les Frères Musulmans sont montés sur la vague démocratique alors qu’eux-mêmes ne sont pas démocrates. Aucun parti islamiste n’est démocrate. Moi-même, quand j’étais membre d’un parti islamiste, j’entendais répéter pendant nos réunions : ‘La démocratie est kufr, mécréance.’ Ainsi se noue une contradiction intrinsèque : ceux qui sont parvenus au pouvoir par le jeu démocratique ne croient pas à la démocratie… Plutôt que d’hypocrisie (nifâq), il s’agirait de tactique. Ils utilisent la démocratie pour parvenir à leur fin ultime qui nie la démocratie. »
C’est comme si vous entendiez une des voix séculières à travers la voix du faqîh Tâlib ar-Rifâ’î. Il est heureux que cette évidence soit relayée par une autorité religieuse. Cela lui donne un poids supplémentaire pour activer son assimilation par le sens commun citoyen.
Dans le même entretien, Tâlib ar-Rifâ’î confirme le reflux historique qu’a connu l’islam politique après ce qui s’est passé début juillet dernier au Caire. Ecoutez-le : « L’islam politique, après l’expérience qui a commencé en Egypte avec les Frères comme avec leurs émules en Tunisie, et peut-être en Libye et en Irak, je le vois sur le point de s’éteindre. L’alternative est au « libéralisme » (au sens anglo-saxon du terme : c’est-à-dire un système politique centré sur la liberté) ; le peuples désirent la liberté. L’islamisme est désormais détesté partout où ses adeptes ont exercé le pouvoir. Leurs actes ont ruiné leur idéologie… En raison de leur vision étroite, de leur ignorance, de leur manque d’expertise, les islamistes – malgré eux – déblayent la voie qui conduit au « libéralisme » ; ils font croître le désir de liberté, qui sera éclos, qu’ils le veuillent ou non. Ils ont beau hurler que le « libéralisme » est kufr, le peuple le désire. »
Tâlib ar-Rifâ’î rappelle que le fondement du « libéralisme » c’est la citoyenneté ; c’est elle qui facilite le dépassement des clivages ethniques et religieux ; c’est par l’égalité citoyenne qu’on remédie au communautarisme et que se gouverne la diversité qui peuple nos cités.
A la fin de cet entretien, Tâlib ar-Rifâ’î évoque le bel héritage que nous a légué la civilisation islamique. Pour le fructifier, pour l’actualiser, il convient de s’adapter à son temps. Nous retrouvons dans sa bouche la thèse que nous développons dans Pari de civilisation (Le Seuil, 2009). Il anéantit ainsi la fixité de la vision islamiste pour adapter l’islam au mouvement de l’histoire dont le propre est le changement.
Ecoutez encore ses paroles : « L’islam transmet un message civilisationnel qui doit s’adapter au temps. Or le temps, à chaque seconde, passe d’un état à un autre. Celui qui ne suit pas les changements et ne tient pas compte des circonstances, la réalité le rattrapera et le pulvérisera. J’appelle à ce que les référents islamiques – dans tous les domaines – ne restent pas tapis dans le coin de la permanence, ni ne se soumettent à l’immuable. »
Ces propos me remettent en mémoire la remarque de Tocqueville concernant le catholicisme soumis à une Eglise rétive au changement ; face à cette carence, l’historien disait qu’une religion qui ne s’adapte pas au changement des mœurs est destinée à périr. Il est heureux de voir un clerc musulman s’accorder avec cette pensée.
Voilà donc un document supplémentaire qui confirme notre diagnostic du reflux historique que connaît l’islamisme. Les événements qui se sont déroulés cet été en Egypte ont des conséquences universelles au point que la vague islamiste reflue partout, jusqu’au Bengladesh, jusqu’en Indonésie.
Abdelwahab Meddeb