Le gaz de schiste : les peuples disent non !
Il peut paraître incongru, pour certains, de soulever, à l’heure actuelle, des questions environnementales au regard de la situation inquiétante qui prévaut dans notre pays et à la veille du 23 octobre. Et pourtant….Comment vivre dans un pays dont l’eau aura été polluée par des milliers de composés chimiques toxiques ou cancérigènes ? Comment vivre dans un paysage lunaire mité par des centaines de forages et secoué par des séismes? Comment vivre quand le cadre de vie est détruit ? Ni l’agriculture ni l’élevage ne sauraient prospérer dans un tel milieu et nos compatriotes - qu’à Dieu ne plaise- seraient contraints d’émigrer vers d’autres régions du pays ou pire, de partir à l’étranger grossir les bataillons des « réfugiés de l’environnement ».
Dans « Tunisie plus » (n°20, p.24-26) qui paraît en France, on se pose la question de savoir si notre pays est « impropre à l’accueil » et la publication d’ajouter, impitoyable : « Ce n’est pas en vivant dans un dépotoir que les Tunisiens feront revenir les touristes qui boudent le pays. » tant économie et environnement vont en réalité la main dans la main.
Voilà pourquoi, en dépit des violents orages (politiques) qui secouent notre pays, l’environnement – ce bien commun à nul autre pareil- doit nous préoccuper d’abord pour nous-mêmes et notre économie ensuite pour nos enfants, nos petits-enfants…et pour notre dignité. Faut-il rappeler à nos gouvernants cette maxime de Benjamin Disraeli, Premier Ministre anglais, qui assurait que « Le souci de la santé publique est le premier devoir d’un homme d’Etat » ? L’environnement est, en fait, l’alpha et l’oméga de notre existence, de notre pain quotidien, de notre santé et rien n’est plus désolant que la coupable désinvolture voire l’indifférence crasse dont font preuve nos gouvernants et la majeure partie de la classe politique tunisienne vis-à-vis des problématiques environnementales qui assaillent notre pays à Gabès, à Metlaoui, à Sfax, à Bizerte, à Zarzis, à Menzel Bourguiba….
Sous l’ancien régime, le Ministère de l’Environnement était là pour faire illusion, pour donner un vernis moderne à une dictature d’un autre âge et ramasser des subsides auprès de bailleurs de fonds étrangers…afin d’en faire profiter la famille proche de Ben Ali et sa clientèle. Les Tunisiens étaient en droit d’attendre mieux après la Révolution à cet égard. Aujourd’hui, le Ministère a disparu, ravalé au rang d’un Secrétariat d’Etat qui mène profil bas ; mais, dans les coulisses, s’affairent ceux qui « connaissent le prix de toute chose et ignorent la valeur des choses » (Lord Byron) et veulent tout exploiter: l’eau vitale, l’air que nous respirons, le sol nourricier, la biodiversité essentielle et la forêt généreuse. Et les marchands d’illusion du gaz de schiste, ce miroir aux alouettes qui fascinent Chevron, Total, Shell, Cuadrilla Resources, Schuepbach et bien d’autres… essaient de vendre à des gouvernements cernés de difficultés « des emplois, des recettes fiscales et de l’indépendance énergétique » passant pour pertes et profits les retombées catastrophiques sur le milieu, la santé et le climat comme le prouve à l’envi le cas des Etats Unis où le gaz de schiste rend invivables certaines parties du pays comme Waynesburg en Pennsylvanie pour ne citer qu’un seul cas.
Or, les études les plus récentes prouvent que la nocivité et la libération dans l’atmosphère du gaz méthane lors de l’exploitation du gaz de schiste ont été souvent minimisées (« A fracking Rorschach test », Joe Nocera, The New York Times, 04 octobre 2013). Ce gaz constitue 3,6 à 7,9% du gaz produit et son effet de serre est 72 fois plus fort que celui du gaz carbonique. Benjamin Dessus et Bernard Laponche, deux spécialistes français reconnus, écrivent dans Médiapart : « La responsabilité du méthane dans le réchauffement n’est pas actuellement de l’ordre de 15% comme l’annonçait le rapport du GIEC en 2007 mais plutôt du double. D’autant que la concentration du méthane dans l’atmosphère, qui avait peu évolué depuis le début des années 90 jusqu’en 2005, semble accélérer depuis cette époque.» Le dernier rapport du GIEC affirme que le changement climatique est à 95% d’origine humaine.
UNE CONTESTATION ETENDUE
Le samedi 19 octobre 2013- Journée Mondiale contre le gaz de schiste et l’extractivisme- la contestation de l’exploration et de l’exploitation du gaz de schiste a été quasi planétaire. Des manifestations ont été rapportées en Argentine, en Allemagne, au Canada, en Roumanie, en France, en Ukraine, en Grande Bretagne, en Pologne…C’est ainsi qu’on a appris qu’en Roumanie le géant Chevron a mis genou à terre face à la mobilisation de deux mois des villageois pauvres de Silistea qui ont empêché le matériel de forage d’atteindre le site. Les manœuvres politicardes des dirigeants roumains se sont brisées sur la volonté des citoyens opposés à la fracturation hydraulique qui aurait injecté à pression élevée dans le sol profond d’énormes quantités d’eau assaisonnées de sable et d’additifs chimiques connus du seul pétrolier. Résultat : sols fragilisés, risques sismiques, pollutions des nappes phréatiques, bruits assourdissants, circulation intense de camions citernes, libération de gaz divers…
Comme dans la Roumanie voisine, les habitants d’Olesky en Ukraine ont manifesté leur mécontentement de voir leur environnement –montagneux et touristique- saccagé par les forages de Chevron. Partout, l’opposition contre le gaz de schiste s’étend : au Canada, la police a utilisé des méthodes fort musclées face aux opposants au gaz de schiste au Nouveau-Brunswick et même à Montréal où la population a tenu à se solidariser avec les Amérindiens pour empêcher la firme SNW Resources de conduire des tests sismiques dans leurs terres. Coups de feu, cocktails Molotov, véhicules de police incendiés, arrestations à la pelle ont marqué la violence du jeudi 17 octobre 2013 dans le pays de l’érable.
En Angleterre même où le Premier Ministre de droite Cameron n’arrête pas de chanter les louanges du gaz de schiste, l’Université de Nottingham a réalisé un sondage qui prouve que 55%des Anglais soutiennent aujourd’hui la fracturation hydraulique contre 62% en juillet dernier. Ils ont en effet appris depuis que le coût de la fracturation reviendrait deux fois plus cher qu’outre Atlantique, chez les cousins américains. Dans le Jardin de l’Angleterre du sud, le Sussex, le riche village de Balcombe fait la fine bouche et voue aux gémonies le gaz de schiste. « Shocking » bien évidemment pour M. David Cameron, digne successeur de Mme Thatcher pour laquelle libéralisme et déréglementation sont les deux mamelles de la prospérité de la gentry et donc de la City.
« STOP SCHISTE » EN FRANCE
A Montélimar, à Toulouse, à Lille, à Saint Claude, à Montereau, à Etampes…cette journée a été marquée par une foule de marches et de manifestations contre « le fracking » auxquelles se sont joints des habitants de Zurawlow (Pologne) et Balcombe (Angleterre) qui refusent le gaz de schiste. A Paris même, une péniche a navigué sur la Seine arborant des mots d’ordre hostiles à cette technique comme « Stop schiste ».
Ces manifestations ont lieu alors que le Conseil constitutionnel a validé le 11 octobre une loi de
2011 interdisant en France la fracturation hydraulique déboutant ainsi les industriels.
Le Conseil avait été saisi par une firme américaine opérant en France. «L’avis du Conseil Constitutionnel nous soulage mais nous restons opposés à l’article 2 de la loi Jacob de juillet 2011 qui permet l’expérimentation. La vraie question, ce n’est pas seulement le gaz de schiste, c’est l’énergie carbonée responsable du réchauffement climatique», a déclaré à l’AFP un porte-parole des collectifs de la société civile qui ajoute : « On n’est pas rassuré par la décision du Conseil Constitutionnel. Les permis n’ont pas été retirés et on ne parle pas du tout de remettre en cause l’expérimentation ou l’exploration. » Nombreux sont en effet les manifestants qui expriment des craintes face au lobbying des multinationales en direction des députés comme ils craignent qu’une nouvelle majorité ne revienne, à l’avenir, sur les acquis dans la lutte contre le « fracking ». En dépit des déclarations du Président et du Ministre de l’Environnement, le débat demeure incertain car l’article 2 de la loi précitée prévoit une possibilité d’ « expérimentation » de la fracturation hydraulique. Pour autoriser cette expérimentation, une
commission ad hoc est prévue mais ses membres n’ont pas encore été désignés.
Parlement Européen et gaz de schiste
De son côté, malgré l’opposition acharnée de la droite, le Parlement Européen a maintenu mercredi 9 octobre
une demande d’évaluation d’impact environnemental pour l’exploitation de gaz de schiste. Pour la droite qui soutient mordicus l’exploitation de gaz de schiste (avec l’appui d’une partie du patronat), l’exigence d’étude d’impact environnemental et de consultation publique démocratique préalables représentent un vrai danger pour cette industrie. Cependant, par 332 voix contre 311 et 14 abstentions, le Parlement Européen a adopté une motion avec des exigences de transparence et de consultation démocratique pour ce type de recherche
d’hydrocarbures.
Pour notre pays, la situation est claire : le gaz de schiste n’est pas la panacée. Il n’en est pas moins clair que nous avons une question énergétique à résoudre comme l’a prouvé, par exemple, la consommation électrique ces derniers étés et la hausse immodérée du prix des carburants. L’énergie éolienne comme à El Haouria ou El Alia devrait être encouragée comme devrait être encouragée une architecture plus intelligente, plus soucieuse de l’isolation des lieux de vie.
L’exploitation de nos himalayas d’ordures pourrait aussi nous fournir du biogaz et du compost. Pour ne rien dire du solaire, si populaire en Allemagne, par exemple ! Pour mettre ces options – et bien d’autres tout aussi respectueuses de l’environnement- au service de nos concitoyens, il faut d’abord que cessent les joutes et les jeux politiciens mortifères et qu’on prenne à bras le corps les difficultés réelles des Tunisiens en donnant un sérieux coup de fouet à la recherche. Seul un gouvernement débarrassé des questions relatives au sexe des anges, assuré du soutien et de la confiance populaires et convaincu de la nécessité d’encourager la création et l’innovation en est capable car « l’histoire est une course entre l’éducation et la catastrophe. »
disait H.G.Wells.
Mohamed Larbi Bouguerra
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